— Bonjour, la Caisse.
L’hermétique glissa dans l’appartement à bord d’un palanquin orné d’un cartouche compliqué et, sur le devant, d’une petite meurtrière où régnait une perpétuelle obscurité. C’est à peine si Khouri arrivait, même quand l’éclairage s’y prêtait, à distinguer le visage mortellement pâle de K.C. Ng flottant derrière un pouce de verre glauque.
— Salut. Hé, vous avez l’air en forme ! fit une voix râpeuse, émanant d’une grille. À quoi vous vous shootez ? Y vous en resterait pas, par hasard ?
— C’est du café, la Caisse. J’en bois trop, d’ailleurs.
— Je blaguais, répondit Ng. Vous avez une sale tête. On dirait une merde réchauffée.
Elle s’essuya la bouche avec le dos de la main.
— Je viens de me lever, bougre de salopard.
— Désolé, répondit Ng.
On aurait cru, à l’entendre, que se lever était une contrainte physique démodée à laquelle il avait depuis longtemps renoncé, comme à un appendice superflu. Ce qui était tout à fait possible : Khouri n’avait jamais vraiment bien vu l’homme enfermé dans le palanquin. Les hermétiques étaient l’une des castes postérieures à la peste les plus spéciales de toutes celles qui avaient émergé au cours des dernières années. Ils répugnaient à se débarrasser des implants que la peste aurait pu contaminer, mais comme, d’un autre côté, ils étaient convaincus qu’elle n’était pas éradiquée même dans l’hygiène relative du Dais, ils ne quittaient jamais leur boîte à moins de se trouver dans un environnement hermétique. Ce qui limitait leurs déplacements à quelques carrousels orbitaux.
— Pardon, fit à nouveau la voix râpeuse, mais nous avons une mise à mort programmée pour ce matin, si je ne me trompe. Vous vous souvenez de ce Taraschi que nous essayons d’éliminer depuis deux mois ? Ça vous dit quelque chose ? Eh bien, tant mieux, parce que vous avez été désignée pour le faire passer de vie à trépas.
— Lâchez-moi le mollet, la Caisse.
— Vous le saisir, chère Khouri, me poserait un problème, même si j’étais tenté de le faire. Non, sérieusement, nous avons défini un lieu et une heure d’exécution probables. Êtes-vous toujours la Khouri de précision que le monde nous envie ?
Khouri se versa un fond de tasse de café et laissa le reste au chaud pour quand elle reviendrait. Le café était son seul vice, un vice acquis à l’époque où elle faisait le baroud au Bord. Le truc était de parvenir à un état d’éveil exacerbé sans atteindre un niveau de vibration tel qu’elle ne pourrait pointer son arme sans trembler.
— Je crois avoir réduit à un niveau acceptable le taux de sang qui circule dans ma caféine, si c’est ce que vous voulez savoir.
— Eh bien, passons aux questions d’une nature définitive, au moins en ce qui concerne Taraschi.
Ng lui livra alors les derniers détails de l’élimination. La plupart figuraient déjà dans le plan initial, ou elle les avait déduits toute seule, à partir de l’expérience acquise au cours des contrats précédents. Taraschi serait son cinquième assassinat, et elle commençait à entrevoir la philosophie générale du Jeu. Il avait ses règles, pas toujours évidentes, subtilement réitérées dans chaque contrat. L’attention des médias commençait à se focaliser sur elle, son nom était de plus en plus souvent cité dans les cercles qui gravitaient autour du Jeu de l’Ombre, et la Caisse était manifestement en train de fixer de nouveaux objectifs, aussi croustillants qu’ambitieux, pour ses prochaines missions. Elle sentait qu’elle était partie pour figurer parmi les cent premiers assassins de la planète. Elle était en bonne compagnie !
— Très bien, dit-elle. Sous le Monument, niveau huit de la plaza, annexe ouest, une heure. C’est la simplicité même.
— Vous n’oubliez rien ?
— Exact ! Alors, la Caisse, où est l’arme du crime ?
Il y eut un vague hochement de tête derrière la meurtrière, dans son dos.
— Là où la petite souris l’a laissée, ma chère petite.
L’hermétique fit pivoter son palanquin et quitta la pièce, abandonnant derrière lui une légère odeur de lubrifiant. Khouri fronça le nez et passa lentement la main sous son oreiller. Il y avait quelque chose, comme l’avait annoncé la Caisse. Une chose qui n’y était pas quand elle était allée se coucher, mais ce genre de détail ne l’ennuyait même plus, ces temps-ci. La Compagnie avait toujours aimé faire des mystères.
Elle fut bientôt prête.
Elle appela une des télécabines en attente sur le toit, l’arme du crime dissimulée sous sa capote. La cabine détecta l’arme, ses implants crâniens… et n’accepta de la transporter que lorsqu’elle eut présenté l’accréditation Oméga Point greffée sous l’ongle de son index droit : un minuscule symbole holographique représentant une cible qui paraissait danser sous la kératine.
— Le Monument aux Quatre-Vingts ! lança Khouri.
Arrivé au fond du puits, Sylveste descendit les gradins jusqu’à la tache de lumière qui entourait la pointe de l’obélisque. Sluka et les autres archéologues l’avaient laissé en plan, sauf un, qui avait réussi – avec l’aide du cyborg – à dégarnir complètement un mètre de l’objet, à le débarrasser de sa gangue de pierre. Ils avaient mis au jour le bloc d’obsidienne massif, finement sculpté, sur lequel avaient été gravés, selon des lignes précises, les graphes amarantins. Du texte, essentiellement : des rangées d’idéogrammes. Les archéologues avaient déchiffré les bases du langage amarantin, malgré l’absence de pierre de Rosette. Les Amarantins étaient la huitième civilisation extraterrestre disparue que l’humanité avait découverte dans un rayon de cinquante années-lumière autour de la Terre, mais rien ne prouvait que ces civilisations aient eu des contacts entre elles. Et ce n’étaient pas les Schèmes Mystifs ou les Vélaires qui les aideraient à résoudre cette énigme : on n’avait rien retrouvé, ni chez les uns, ni chez les autres, qui ressemblât, de près ou de loin, à un langage écrit. Sylveste, qui était entré en contact avec les deux – ou du moins avec la technologie de ces derniers –, en avait une conscience plus aiguë que n’importe qui.
C’étaient les ordinateurs qui avaient réussi à percer les mystères du langage amarantin. Ça avait pris trente ans – et exigé la corrélation de millions d’artéfacts –, mais on avait fini par mettre au point un modèle cohérent susceptible de définir, avec plus ou moins de précision, le sens de la plupart des inscriptions. Il faut dire que, vers la fin de leur règne au moins, les Amarantins parlaient tous la même langue, laquelle avait évolué très lentement, de sorte que le même modèle pouvait interpréter des inscriptions faites à des milliers d’années d’écart. Aux nuances près, évidemment. C’est là que l’intuition humaine – et la théorie – intervenait.
D’un autre côté, l’écriture amarantine ne ressemblait à rien de connu dans l’expérience humaine. Les inscriptions amarantines étaient stéréoscopiques : elles étaient constituées de lignes imbriquées qui devaient être combinées dans le cortex visuel du lecteur. Leurs ancêtres étaient des espèces d’oiseaux, des fossiles volants, dotés d’une intelligence de lémurien. À un moment donné de leur passé, leurs yeux avaient été situés latéralement sur leur crâne, ce qui avait déterminé chez eux un esprit profondément bicaméral, chacun des deux hémisphères synthétisant son propre modèle mental du monde. Par la suite, étant devenus des chasseurs, ils avaient développé une vision binoculaire, mais leurs circuits mentaux avait toujours conservé l’empreinte de cette étape primitive de leur développement, et la plupart des artéfacts amarantins faisaient écho à cette dualité mentale : ils présentaient une symétrie prononcée par rapport à un axe vertical.
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