— C’est une bonne question, dit-elle.
Quelque chose l’ennuyait, en cet instant précis, et ce n’était pas seulement cette conversation.
— La raison pour laquelle nous allons à Yellowstone, c’est que…
— Oui ?
— Sajaki pense qu’il y a un homme, là-bas, qui pourrait vous aider.
Le capitaine pesa cette information. Volyova jeta un coup d’œil à son bracelet, qui affichait une carte de son cerveau. Les couleurs grouillaient comme des armées s’affrontant sur un champ de bataille.
— Il doit s’agir de Calvin Sylveste, avança le capitaine.
— Calvin Sylveste est mort.
— Alors, l’autre. Dan Sylveste. C’est lui, l’homme que cherche Sajaki ?
— Je ne vois pas qui ça pourrait être d’autre.
— Il ne viendra pas de son plein gré. Il a fallu l’y contraindre, la dernière fois.
Il y eut un moment de silence. Des fluctuations quantiques de température replongèrent le capitaine en dessous du niveau de conscience.
— Sajaki doit le savoir, dit-il, lorsqu’il revint à lui.
— Je suis sûre que Sajaki a envisagé toutes les possibilités, répondit Volyova sur un ton qui démentait ses paroles.
Mais elle se garderait bien de dire un mot contre l’autre triumvir. Sajaki était jadis le bras droit du capitaine : ils se connaissaient depuis longtemps déjà lorsque Volyova avait intégré l’équipage, et ils avaient fait un sacré bout de chemin ensemble. Pour ce qu’elle en savait, il ne venait jamais parler au capitaine. Personne, d’ailleurs, ne savait que c’était possible, mais il n’y avait pas de raison de prendre des risques stupides – même compte tenu de la mémoire sporadique du capitaine.
— Il y a quelque chose qui vous trouble, Ilia. Vous vous êtes toujours confiée à moi. C’est Sylveste ?
— Le problème est plus proche que ça.
— Il y a quelque chose à bord du vaisseau, alors ?
Elle ne s’y ferait jamais tout à fait. Depuis quelques semaines, les visites au capitaine avaient commencé à prendre une tonalité résolument normale. Comme si le fait de rendre visite à un corps cryogénisé, atteint d’une infection dégénérative et potentiellement fatale, n’était qu’une composante désagréable mais inévitable de l’existence. Quelque chose par quoi tout le monde devait passer de temps en temps. Cela dit, en ce moment, elle faisait franchir une nouvelle étape à leur relation, au point d’oublier les craintes qui l’avaient retenue d’exprimer ses réticences au sujet de Sajaki.
— Il s’agit du poste de tir, dit-elle. Vous vous en souvenez, n’est-ce pas ? L’endroit d’où on peut commander les armes secrètes ?
— Je crois, oui. Et alors ?
— J’ai fait une nouvelle recrue. Un artilleur. Je l’ai formé à faire l’interface avec les armes secrètes grâce à des implants neuronaux.
— Et quelle est cette nouvelle recrue ?
— Un dénommé Boris Nagorny. Non, vous ne le connaissez pas, il est à bord depuis peu. Je m’efforce de le tenir à l’écart des autres autant que possible. Et je ne tiens pas à l’amener ici, pour des raisons évidentes.
Traduction : parce que la peste dont le capitaine était atteint aurait pu contaminer les implants de Nagorny s’il s’approchait trop de lui. Volyova poussa un soupir. Elle arrivait au nœud de sa confession.
— Nagorny a toujours été un peu instable, capitaine. Je m’étais dit que, par bien des côtés, un individu limite psychopathe me serait plus utile qu’un individu rigoureusement sain d’esprit. Mais j’avais sous-estimé la gravité de la psychose dont souffrait Nagorny.
— Elle a empiré ?
— Peu après que je l’ai implanté et connecté au poste de tir. Il a commencé à se plaindre de cauchemars. D’affreux cauchemars.
— C’est vraiment regrettable pour ce pauvre bougre.
Volyova comprenait. À côté de ce que le capitaine avait subi – et subissait encore –, les cauchemars de la plupart des gens seraient passés pour des rêveries anodines. Le fait qu’il souffre ou non était un sujet de débat, mais qu’était la douleur physique par rapport à l’idée qu’on était dévoré vivant et métamorphosé par une chose inconcevablement étrangère ?
— À vrai dire, j’ignore la nature exacte de ces cauchemars, poursuivit Volyova. Tout ce que je sais, c’est que pour Nagorny – qui avait déjà plus d’horreurs dans la tête que la plupart d’entre nous – ça a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.
— Alors, qu’avez-vous fait ?
— J’ai tout changé. Le dispositif d’interface avec le poste de tir, ses implants cérébraux. Tout. Sans succès. Les cauchemars ont continué.
— Vous êtes sûre que ça a un rapport avec le poste de tir ?
— Au début, j’ai bien essayé de croire que non, mais il y avait manifestement une corrélation avec les séances d’entraînement.
Elle alluma une cigarette, et le bout incandescent devint la seule source de chaleur dans les parages du capitaine. La découverte d’un paquet de cigarettes intact avait été l’un des rares moments de joie des dernières semaines.
— Alors j’ai remodifié le système, mais ça n’a pas mieux marché. Ça aurait même plutôt empiré. C’est là, reprit-elle après une pause, que j’ai parlé de mes problèmes à Sajaki.
— Et qu’a-t-il répondu ?
— Il m’a dit de suspendre les expériences, au moins jusqu’à ce que nous soyons en vue de Yellowstone. De laisser Nagorny passer quelques années au frigo, pour voir si ça guérissait sa psychose. Il m’a dit que je pouvais continuer à faire joujou avec les armes, mais pas remettre Nagorny au poste de tir.
— Ça me paraît un conseil sensé. Que vous n’avez pas suivi, bien sûr.
Elle hocha la tête, paradoxalement soulagée que le capitaine ait deviné son crime sans qu’elle ait besoin de l’exprimer à haute voix.
— Je me suis réveillée un an avant les autres, expliqua Volyova. Pour avoir le temps d’examiner le système et de voir comment vous alliez. C’est ce que j’ai fait pendant quelques mois. Et puis j’ai décidé de réveiller aussi Nagorny.
— Pour reprendre les expériences ?
— Oui. Et je les ai reprises. Jusqu’à hier, dit-elle en tirant sur sa cigarette.
— C’est comme si vous m’arrachiez une dent, Ilia. Que s’est-il passé hier ?
— Nagorny a disparu.
Voilà. Elle avait lâché le morceau.
— Il a eu une crise particulièrement pénible et il s’est jeté sur moi. Je me suis défendue, et il s’est enfui. Il est quelque part dans le vaisseau. Mais où ? Je n’en ai pas la moindre idée.
Le capitaine réfléchit un long moment. Elle imaginait ce qu’il pouvait se dire. C’était un grand bâtiment, et il y avait des secteurs entiers où on n’avait aucune chance de le retrouver, les capteurs ayant cessé de fonctionner. Et il serait d’autant plus difficile à repérer qu’il se cachait délibérément.
— Vous ne pouvez pas vous permettre de le laisser vagabonder, dit enfin le capitaine. Il faut que vous le retrouviez avant que Sajaki et les autres ne se réveillent.
— Et puis ?
— Vous serez probablement obligée de l’éliminer. Faites ça proprement, et vous pourrez replonger le corps en cryosomnie avant de provoquer une panne de système.
— Pour faire comme si c’était un accident ?
— Oui.
Le visage du capitaine, qu’elle voyait par la vitre du caisson, était rigoureusement atone, comme d’habitude. Il ne pouvait pas plus modifier son expression qu’une statue.
C’était une bonne solution. Une solution que, obnubilée comme elle l’était par le problème, elle n’avait pas été fichue d’envisager toute seule. Jusque-là, elle avait évité la confrontation avec Nagorny parce qu’elle craignait d’être amenée à le tuer. Cette issue semblait inacceptable ; mais, comme toujours, aucune solution n’était inacceptable quand on la considérait sous l’angle voulu.
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