— Mais vous arrivez à le tenir en respect…
— Je crois. Enfin, au cas où je ne réussirais pas, je me suis dit que vous méritiez de savoir ce qui se passait.
Ce qui était raisonnable. Mieux valait savoir que le Voleur de Soleil était en elle plutôt que de croire à tort qu’elle était clean.
— Je voulais aussi vous prévenir. Il est presque entièrement resté au poste de tir. Il tentera sans doute de s’insinuer en vous, aussi complètement que possible, à la première occasion.
— Vous voulez dire, la prochaine fois que j’entrerai dans le poste de tir ?
— J’admets que les options sont limitées, répondit la Demoiselle. Mais je pensais qu’il valait mieux vous informer de la situation.
Khouri se dit qu’elle était loin, très loin, d’en arriver là, même marginalement. Mais le fantôme disait vrai sur un point : mieux valait apprécier le danger que l’ignorer.
— Vous savez, répondit-elle, si cette chose a vraiment été apportée par Sylveste, le tuer ne devrait pas me poser trop de problèmes.
— Parfait. Et la nouvelle n’est pas foncièrement mauvaise, je vous assure. Quand j’ai envoyé ces limiers dans le poste de tir, j’ai aussi envoyé un avatar de moi-même. Et je sais, par les rapports des limiers, que Volyova n’a pas détecté mon avatar. Au moins pendant les premiers jours. Ce qui remonte, évidemment, à plus de deux ans… mais je n’ai pas de raison de soupçonner qu’elle l’a détecté depuis.
— Pourvu que le Voleur de Soleil ne l’ait pas détruit.
— Argument retenu, convint-elle. Mais si le Voleur de Soleil est aussi intelligent que je le soupçonne, il ne fera rien qui risque d’attirer l’attention sur lui. Rien ne lui prouve que ce n’est pas Volyova qui a envoyé cet avatar dans le système. Elle a suffisamment de doutes elle-même.
— Pourquoi avez-vous fait ça ?
— Pour pouvoir, si nécessaire, prendre le contrôle du poste de tir.
Si Calvin avait eu une tombe, se dit Sylveste, alors il se serait retourné dedans plus vite que Cerbère n’orbitait autour de l’étoile neutronique Hadès. Il aurait été affolé par la façon dont on violait son œuvre. Mais Calvin était mort – ou du moins avait perdu son existence corporelle – bien avant que sa simu n’ait forgé la vision de Sylveste. Ce genre de jeux intellectuels l’aidaient à oublier la douleur, au moins une partie du temps. En fait, il n’y avait jamais vraiment eu une seule période, depuis sa capture, où il n’avait souffert. Si Falkender pensait que son intervention chirurgicale exacerbait l’agonie de Sylveste à un degré significatif, il se flattait.
Et finalement, miraculeusement, la douleur commença à diminuer.
Ce fut comme si un vide s’ouvrait dans sa tête, un ventricule glacé, plein de vent, qui ne s’y trouvait pas auparavant. La disparition de la douleur lui fit le même effet que la suppression d’un contrefort intérieur. Il eut l’impression qu’il s’effondrait, que des pans entiers de sa psyché cédaient en grinçant sous leur poids soudain trop lourd. Il dut faire un effort pour retrouver une partie de son équilibre interne.
Mais, à présent, sa vision était peuplée de fantômes incolores, évanescents.
En l’espace de quelques secondes, ils prirent une forme distincte. Celle des murs de la pièce – aussi nus et dépouillés qu’il les avait imaginés – et d’un visage masqué penché au-dessus de lui. Falkender avait à la main une sorte de gant de chrome terminé non par des doigts mais par un feu d’artifice de petits instruments brillants. On aurait dit une sorte d’écrevisse. L’un des yeux de l’homme disparaissait derrière un système de lentilles pareil à un monocle, relié au gant par un câble d’acier segmenté. Il avait la peau livide, comme un ventre de lézard. Son œil visible était flou et cyanosé. Des taches de sang séchaient sur son front. Le sang était gris-vert, mais Sylveste savait ce que c’était.
En réalité, maintenant qu’il y faisait attention, tout était gris-vert.
Le gant recula, et Falkender l’ôta avec son autre main. Un voile de lubrifiant moirait sa peau.
L’homme commença à remballer son nécessaire.
— Bon, je ne vous ai pas promis de miracle, dit-il. Et vous auriez eu tort d’en espérer un.
Lorsqu’il bougeait, c’était par saccades, et Sylveste mit un moment à comprendre que ses yeux ne percevaient que trois ou quatre images à la seconde. Le monde se déplaçait du même mouvement heurté que ces dessins animés que les enfants crayonnaient aux coins de leurs livres, et auxquels ils donnaient vie en les feuilletant entre le pouce et l’index. Toutes les quelques secondes, il se produisait une inversion de profondeur et Falkender apparaissait comme un creux en forme d’homme évidé dans le mur de la cellule. Parfois, une partie de son champ de vision se brouillait, restait fixe pendant dix secondes ou davantage, même s’il braquait son regard vers une autre partie de la pièce.
Enfin, c’était une vision, ou du moins une cousine idiote de la vision.
— Merci, dit Sylveste. C’est… bien mieux.
— Il faut que nous y allions, répondit Falkender. Nous avons déjà cinq minutes de retard sur le programme.
Sylveste hocha la tête et ce seul mouvement suffit à déclencher une migraine pulsatile, mais ce n’était rien par rapport aux souffrances qu’il avait endurées lorsque Falkender s’occupait de lui.
Il se leva et alla vers la porte. Est-ce parce qu’il s’en approchait maintenant dans un but donné, parce que, pour la première fois, il s’attendait vraiment à la franchir ? Quoi qu’il en soit, ce mouvement lui parut soudain pervers, étranger. Il avait l’impression d’être au bord d’un précipice et sur le point de tomber dedans. Il avait perdu son sens de l’équilibre. Tout se passait comme si son oreille interne s’était habituée à l’absence de vision et était perturbée par son retour. Puis deux gorilles du Sentier Rigoureux apparurent dans le couloir, devant la porte de sa cellule, le prirent par les bras, et le vertige passa.
Falkender leur emboîta le pas.
— Attention. Il peut y avoir des problèmes de perception…
Sylveste l’entendait, mais ses paroles n’avaient aucun sens pour lui. Il savait où il était, et cette prise de conscience était trop bouleversante pour lui. Il était de retour chez lui, après plus de vingt ans d’exil.
Sa prison était Mantell, un endroit qu’il n’avait pas revu et auquel il n’avait pour ainsi dire jamais repensé depuis le soulèvement.
En approche de Delta Pavonis, 2564
Volyova était assise, toute seule, sur la passerelle, sous l’énorme coupole hémisphérique qui fournissait une vision holographique du système de Resurgam. Son siège, ainsi que tous ceux qui l’entouraient – mais les autres étaient vides –, était monté sur un long bras télescopique articulé dans les trois dimensions, si bien qu’elle pouvait l’orienter vers à peu près n’importe quel point du planétaire. Qu’elle contemplait depuis des heures, le menton dans la main, comme un enfant fasciné par un jouet étincelant.
Delta Pavonis était une particule d’un rouge chaud, ambré, autour de laquelle orbitaient onze planètes majeures et des traînées composées de débris d’astéroïdes et de comètes. Le planétaire était entouré d’un halo diffus : une ceinture de Kuiper constituée d’échardes glacées. L’ensemble du système était légèrement asymétrique, à cause de la sombre jumelle de Pavonis qu’était l’étoile neutronique. L’image était une simulation plutôt qu’un agrandissement de ce qui se trouvait devant eux. Les capteurs du vaisseau étaient assez sensibles pour glaner des données à cette distance, mais l’image était déformée par les effets relativistes et – plus grave – représentait le système tel qu’il était des années auparavant, de sorte que la situation relative des planètes n’avait que peu de rapport avec leur position actuelle. Et comme la stratégie d’approche du bâtiment reposait essentiellement sur l’utilisation des principales géantes gazeuses du système aux fins de camouflage et de freinage gravitationnel, Volyova avait besoin de savoir où en seraient les choses quand ils y arriveraient, pas comment elles étaient cinq ans auparavant. Et ce n’était pas tout : avant l’entrée du vaisseau dans le système de Resurgam, ses éclaireurs se seraient déjà rendus invisibles, et il était crucial que leur passage s’effectue au moment où l’alignement planétaire serait optimal.
Читать дальше