Sylveste s’assit près d’un hublot et regarda Cuvier – ou plutôt Resurgam City, comme on l’appelait maintenant – diminuer en dessous de lui. C’était la première fois qu’il voyait cet endroit dans son intégralité depuis le soulèvement, moment où la statue du naturaliste français avait été renversée. La colonie du bon vieux temps n’était plus qu’un souvenir. Au-delà du périmètre des dômes s’étendait un foisonnement d’habitats humains : des structures étanches, reliées par des routes et des passages couverts. Tout autour, c’était un grouillement de petits dômes d’un vert émeraude, à cause de la végétation. Des bandes de cultures expérimentales à l’air libre, qui attendaient d’être transférées plus loin, formaient des schémas géométriques désagréables aux yeux de Sylveste.
Ils contournèrent la ville et mirent cap au nord. Un réseau de canyons se déroulait en dessous d’eux. Le reflet des ailes illuminait parfois, momentanément, une petite colonie constituée d’un unique dôme opaque ou d’un entrepôt aux lignes nettes, mais pour l’essentiel ils survolaient un paysage sauvage, dépourvu de routes, sans même un tuyau ou une ligne électrique.
Sylveste dormit par intermittences. Lorsqu’il se réveilla, les déserts de glace des tropiques et la toundra importée défilaient sous l’appareil. Une colonie apparut bientôt à l’horizon, et ils commencèrent à descendre en décrivant des spirales languissantes. Sylveste déplaça son hublot pour avoir une meilleure vue.
— Je reconnais cet endroit. C’est là que nous avons trouvé l’obélisque.
— Oui, fit Pascale.
Le paysage était fissuré et presque complètement dépourvu de végétation. Des arches brisées et d’improbables piliers qui paraissaient sur le point de s’écrouler montaient vers le ciel, sur l’horizon. Les zones planes étaient rares ; le sol était tellement crevassé qu’on aurait dit un lit défait, calcifié. Ils survolèrent une coulée de lave solidifiée et se posèrent sur un terrain hexagonal nivelé entouré de bâtiments de surface fortifiés. C’était le milieu de la journée, et pourtant la poussière en suspension dans l’air filtrait tellement la lumière solaire qu’ils avaient dû éclairer le terrain avec des projecteurs. Des miliciens coururent vers eux sur le tarmac en se protégeant les yeux de la lumière éblouissante du dessous de l’appareil.
Sylveste prit son masque, le regarda dédaigneusement et le laissa sur son siège. Il n’en avait pas besoin pour aller jusqu’au bâtiment tout proche, et s’il en avait besoin, personne ne le saurait.
Les miliciens les escortèrent dans le hangar. Il y avait des années que Sylveste ne s’était trouvé aussi près de Girardieau. Son adversaire lui parut soudain d’une petitesse choquante. Il était bâti comme une espèce de machine excavatrice cubique. Il avait l’air capable de se frayer un chemin dans une veine de basalte. Ses cheveux roux, crépus, presque ras, avaient blanchi. Il avait des yeux globuleux de pékinois étonné.
— Drôle de rapprochement, hein, Dan ? commença-t-il alors que l’un des gardes refermait hermétiquement la porte derrière eux. Qui aurait dit que nous découvririons un jour que nous avions tant de choses en commun ?
— Nous en avons moins que tu ne crois, rétorqua Sylveste.
Girardieau conduisit le groupe dans une galerie cannelée où étaient stockées des machines au rebut, maquillées au-delà de toute reconnaissance.
— Je suppose que tu te demandes de quoi il retourne.
— J’ai ma petite idée.
Les échos de son rire se réverbérèrent sur le matériel désaffecté abandonné dans la galerie.
— Tu te souviens de cet obélisque qu’ils avaient déterré dans le secteur ? Mais bien sûr ! C’est toi qui avais mis en évidence le problème phénoménologique, grâce à la méthode de datation par thermoluminescence appliquée aux roches.
— Oui, confirma platement Sylveste.
Les implications de la thermoluminescence étaient renversantes : aucune structure cristalline naturelle n’était jamais rigoureusement parfaite. Sa géométrie présentait toujours des irrégularités et, aux endroits où il manquait des atomes, les électrons s’accumulaient au fil du temps, chassés du reste de la structure par les bombardements de rayons cosmiques et la radioactivité naturelle. Comme les trous avaient tendance à se combler à un rythme régulier, le nombre d’électrons piégés fournissait une méthode de datation qui pouvait être utilisée sur les artefacts inorganiques. Elle présentait un inconvénient, bien sûr : pour que la méthode soit utilisable, il fallait que les pièges aient été vidés à un moment donné du passé. Par bonheur, l’exposition à une chaleur vive ou à la lumière suffisait à blanchir – à vider – les pièges des couches superficielles du cristal. L’analyse par thermoluminescence avait fait apparaître que tous ceux de l’obélisque avaient été vidés en même temps, il y avait neuf cent quatre-vingt-dix mille ans, aux erreurs de mesure près. Seul un phénomène comme l’Événement avait pu « vider » un objet aussi vaste.
Il n’y avait rien de nouveau là-dedans. La datation par le même procédé avait montré que des milliers d’artefacts amarantins remontaient à l’Événement. Mais aucun n’avait été délibérément enterré. Or l’obélisque avait été enfoui dans un sarcophage de pierre après son « lavage ».
Après l’Événement.
Malgré le changement de régime, la nouvelle avait suscité, au cours de l’année écoulée, un regain d’intérêt pour l’obélisque et pour les inscriptions. Livré à ses propres moyens, Sylveste n’avait pu en fournir qu’une interprétation au mieux schématique, mais ce qui restait de la communauté d’archéologues avait volé à son secours. Une liberté nouvelle régnait à Cuvier ; le régime de Girardieau avait allégé certaines interdictions concernant les recherches sur les Amarantins, en même temps que l’opposition du Sentier Rigoureux devenait plus fanatique.
Étrange rapprochement, comme disait Girardieau.
— Lorsque nous avons eu une idée de ce que disait l’obélisque, reprit-il, nous avons isolé toute la zone et nous l’avons excavée sur soixante ou soixante-dix mètres. Nous en avons trouvé des douzaines d’autres – tous lavés avant enfouissement, et portant plus ou moins les mêmes inscriptions. Ce ne sont pas des témoignages d’un épisode de l’histoire dont la zone aurait été le théâtre ; ils marquent l’emplacement d’une chose enfouie ici.
— Quelque chose d’important, commenta Sylveste. Une chose qu’ils avaient prévu d’enfouir bien avant l’Événement, les marques ayant été placées après. Le dernier acte culturel d’une société vouée à l’anéantissement. Et c’est très important, Girardieau ?
— Énorme.
Girardieau lui raconta alors comment ils avaient exploré la zone à l’aide d’une batterie de résonateurs : des émetteurs d’ondes de Rayleigh pénétrantes, sensibles à la densité des objets enfouis dans le sol. Ils avaient dû utiliser les plus gros résonateurs, ce qui voulait dire que les objets devaient être enfouis à la limite extrême de détection permise par la technique : plusieurs centaines de mètres. Ils avaient ensuite fait venir les gravitomètres imageurs les plus performants de la colonie, et c’est à ce moment-là seulement qu’ils avaient eu une idée de ce qu’ils cherchaient.
Et ce n’était pas une petite chose.
— Le chantier a-t-il un lien avec le programme des Inondationnistes ?
— Rien. C’est complètement indépendant. En d’autres termes, c’est de la science pure. Ça t’étonne ? J’ai toujours promis que nous n’abandonnerions pas les recherches sur les Amarantins. Peut-être que si tu m’avais cru, il y a tant d’années, nous travaillerions ensemble, maintenant, contre le Sentier Rigoureux, qui est le seul véritable ennemi.
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