Intimement, je lui sais gré de cette discrétion, et mon amitié pour lui s’en trouve renforcée.
— Hello ! me fait le gars Fred.
Il écarte le mec au vaporisateur, me cligne gentiment de l’œil et s’étire. Il n’a pas l’air mauvais bougre, Loveme. Il fait un peu vedette blasée, et ses cellules grises ne doivent pas l’empêcher de dormir, mais c’est pas le mauvais cheval, on le pige tout de suite.
— Voilà l’homme ! dit Albert…
Comme j’ai une mimique d’inquiétude, il hausse les épaules.
— On peut y aller, il parle pas français. Il a assez de mal d’ailleurs, pour parler américain. C’est de la fleur de faubourg yankee, ça, mon vieux. Ses humanités, il les a faites chez les putes de Philadelphie et ce sont les perdreaux de là-bas qui lui ont enseigné, à coups de trique, la différence qu’il y a entre le bien et le mal. Il n’en a que plus de mérite à avoir réussi, non ?
— Tu parles.
Le Fred m’est tout à fait sympa, maintenant. Par-delà ses airs de casseur nonchalant, on flaire une espèce de détresse, de solitude humaine.
— Beau gosse, hein ? dit Bébert, du ton d’un maquignon vantant sa camelote. Ça a du sang polak et irlandais dans les veines et voilà le résultat ! Ah ! les ricains, ce sont de sacrés bonshommes. Pas de passé, mais quel avenir !
— Qu’est-ce qu’il dit ? me demande Fred avec un nouveau clin d’œil.
Si je pige l’anglais, vous le savez, je le parle avec difficulté. J’y vais pourtant d’un petit blabla à ma façon qui fait marrer la vedette.
— Qui est ce grand dépendeur de hot-dogs ? m’enquiers-je en montrant l’homme au vaporisateur.
— Son secrétaire. Il lui sert de manager, de femme de chambre et de souffre-douleur… Il s’appelle Elvis ; c’est une pédale merveilleuse, du genre ténébreux…
Je contemple rêveusement l’intéressé. Ne serait-ce point par hasard l’homme qui a enlevé la digne Mme Bérurier ?
Il me vient une idée.
— Ça me ferait plaisir d’avoir une photo de Loveme, dis-je. Pas une photo du film, mais un flash de détente, comme par exemple maintenant, en train de se faire vaporiser le clapoir… Tel que je te connais, t’as pas dû laisser passer un tel cliché !
— En effet, admet Albert. Si tu en veux une, c’est fastoche, mon photographe est justement là avec son album.
Il s’éloigne un instant. Loveme me demande si je suis dans la presse. Je lui réponds par l’affirmative !
Le secrétaire remise son matériel à désinfecter les palais dans un coffret de fer.
Pourquoi cette boîte métallique me fait-elle penser à celle qu’a mentionnée la Gravosse dans son récit. Vous savez, la boîte contenant l’éponge imbibée de chloroforme ?
Je m’invite au calme… « Mon petit San-Antonio, te laisse pas embarquer par ton imagination, ça peut te mener trop loin… »
Larronde revient avec un carré de papier glacé entre le pouce et l’index.
— Ça te va ? me dit-il, narquois.
L’image représente le secrétaire de Loveme, de face, s’occupant de son patron, tandis que l’acteur, lui, est de dos.
Le sourire de mon ami est machiavélique.
— Avoue que c’est le grand qui t’intéresse, Tonio ? Je l’ai pigé rien qu’au regard que tu lui as balancé. Y a un coup fourré à la clé, j’en suis certain. Écoute-moi bien, je veux bien t’affranchir et t’aider au maxi, mais, si, le moment venu, tu ne me donnes pas la priorité, je passe une photo montage de toi te représentant à poil sur un âne avec une balayette de gogues dans les pognes comme emblème de ta profession.
Les Béru ont leur tronche des mauvais jours. Il commence à faire faim sérieusement et le pâté en croûte n’a été qu’une pâquerette dans la gueule d’une vache. La vioque, surtout, est furibarde. Elle a les aigrettes qui tremblent d’indignation.
À l’intérieur de la bagnole, il fait très chaud et ils sont rouges comme des écrevisses, les deux prototypes du couple idéal.
— Vous en avez mis, du temps ! rouscaille la baleine en montrant ses fanons. Vous ne vous rendez pas compte que nous croupissons dans votre voiture depuis ce matin !
Je m’évite de lui rétorquer ce que je pense, à savoir qu’ils devraient plutôt croupir dans un bocal à cornichons si on avait un grand souci de la vérité.
Rongeant mon frein, comme disent les coureurs, je lui tends la photo d’Elvis.
— Vous reconnaissez ? coupé-je.
La mère Béru abat son regard faisandé sur le rectangle de papier glacé.
— Non ! dit-elle, catégoriquement, jamais vu c’t’oiseau, qui est-ce ?
Je suis déçu. Quelque chose me disait, dans ma Ford intérieure, que le secrétaire avait un rapport (façon de parler) avec cette histoire plus ténébreuse que lui.
— Vous en êtes absolument certaine ? insisté-je. Regardez-le bien !
L’obèse se met à crépiter comme une crécelle de môme.
— Enfin, quoi, vous croyez que je suis gâteuse ! Je sais reconnaître les gens que je connais ! Et…
Elle cherche à exprimer l’idée contraire, ce qui présente certaine difficulté. Mais, dans la vie, l’essentiel c’est de se faire comprendre, vous ne croyez pas ?
Je glisse la photo de l’homme au vaporisateur dans la boîte à gants.
— O.K. ! fais-je, disons que nous avons fait chou-blanc.
— Chou-blanc ! tonne cet Himalaya de mauvaise graisse. Chou-blanc ! Et la maison, c’est que dalle ? Je vous dis que elle, je l’ai reconnue…
— En somme, Dame Bérurier, vous n’avez reconnu que ce que vous n’avez jamais vu…
Ça la coule. Le Gros en profite pour rigoler, alors sa vioque se retourne et lui file une baffe sur le groin.
Les choses se gâtant très rapidement et n’ayant aucun désir de disputer un match de catch avec Berthe, je me hâte d’aller déposer le ménage devant son étable.
— À la revoyure, mes chers, leur dis-je. Si j’ai du nouveau, je vous fais signe…
Ouf ! Bon débarras. Je me paie un jeton dans mon rétroviseur. Le couple, piqué au bord du trottoir, gesticule comme un banquet de napolitains sourds-muets. Belle tranche de vie, les gars ! Béru et sa baleine, c’est de l’épopée quotidienne ! Le plus extraordinaire, c’est que ça respire, ça pense (un tout petit peu) et ça mange (oh ! oui) comme tout le monde. Il s’est renouvelé, le bon Dieu, quand il a conçu ses créatures, Tu parles d’un catalogue fourni ! À bien y gamberger, ça vous cloque le vertige comme si on suivait à cloche-patte la rambarde de la Tour Eiffel.
Le cadran solaire de mon tableau de bord annonce une plombe de l’aprème. Mon estomac renchérit et je décide d’aller me farcir une assiette de choucroute dans une brasserie. Pendant ce temps, ma voiture s’aérera, se videra de la forte odeur du couple.
J’achète un journal du soir et je vais m’attabler du côté de l’École Militaire dans un établissement tout en formica.
À la table voisine de la mienne, il y a deux petites mômes ravissantes, en blouse blanche, avec leurs jaquettes jetées sur l’épaule, qui briffent un sandwich long comme la clarinette de Sydney Bechet. Je leur souris par-dessus mon canard. Elles pouffent. Un rien fait marrer les petites péteuses. Quand elles sont deux elles se croient fortiches, seulement quand vous en coincez une dans un coin sombre, elle se met à bredouiller « maman » en roulant des bigarreaux affolés.
D’ailleurs, c’est pas un bétail intéressant. Inexpérimenté, pas vicelard, plein d’illusion, croyant que tous les hommes se promènent avec un anneau nuptial noué dans leur mouchoir…
J’en suis revenu. Faut user de la salive pour pas grand-chose. Connaître à fond la vie de Louise Mariano, savoir sa marque de yaourt préférée… Vous repasserez !
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