— Merci.
Je raccroche. Le jour n’en finit pas de mourir, comme on dit en vraie littérature. Le ciel est indigo, ce qui est son droit le plus absolu.
— Tu as l’air contrarié ? s’inquiète M’man.
— Seulement déçu, ma poule. J’espérais qu’un certain bonhomme allait paniquer après ma visite et téléphoner dare-dare à des gens intéressants pour moi, et tout ce qu’il a fait c’est de commander une caisse de Cinzano… Bon Dieu !
Elle ne demande pas d’explicances, ma très chère Vieille. Elle sait qu’un trait de génie vient de me zébrer le spectre caberlique et qu’il ne faut pas venir brancher un fer à friser électrique sur la même prise qu’un poumon d’acier.
Je refais le numéro des tables claudiennes d’écoute. Re-Landru.
— C’est encore San-A., annoncé-je, vous voulez bien me lire l’enregistrement concernant cette commande de Cinzano, vieux ?
— Facile, bougez pas.
Je bouge.
Moi, quand je suis survolté, je bouge toujours, de bas en haut, d’arrière en avant et lycée de Versailles.
— Vous êtes là, monsieur le commissaire ?
— Au carré, Landru ! Alors ?
— Je cite : « Allô, ici Wladimir Merdanflak. Il faut que parle d’urgence à monsieur… (ici un nom à consonance germanique, monsieur le commissaire, quelque chose dans le genre de Zilker… Je reprends :) il s’agit d’une commande expresse, je suis en panne de Cinzano. Une voix féminine : ne quittez pas. Puis une voix masculine : Oui, de quoi s’agit-il ? Le correspondant : Ici Merdanflak ! je suis à court de Cinzano, vous pourriez me livrer d’urgence ? Le nommé Zilker : Qu’appelez-vous urgence ? Le correspondant : Tout de suite ! Je me suis laissé prendre. Le nommé Zilker : On tâchera de vous livrer dans la soirée. Bonsoir. Terminé, monsieur le commissaire.
— Numéro du correspondant ?
— Merdanflak ne l’ayant pas prononcé, je suis obligé de remettre la bande au labo pour qu’il soit reconstitué d’après le cliquetage du cadran.
— Il me le faut dans dix minutes.
— Comme vous y allez, monsieur le commissaire !
— J’y vais, en effet. Et du temps que vous y serez, vous aussi, il faudra me chercher le nom et l’adresse de l’abonné auquel correspond le numéro en question. Rappelez-moi, je suis à mon domicile.
Je raccroche net.
— Ça y est ? demande ma Félicie.
— Je crois bien. Commander du Cinzano à Montfort-l’Amaury quand on habite à vingt-cinq kilomètres de là, hein ? T’as du Nab, M’man, pour m’enlever cette saloperie de peinture verte des mains ? Je ressemble à Frankenstein.
J’ignore s’il est ou non dans les spiritueux, le propriétaire de cette masure, toujours est-il que si c’est le cas, il doit en dépoter des wagons-foudres pour pouvoir s’offrir une pareille demeure.
La propriété big standinge, mon mec. Style Île-de-France, seize pièces, piscine, un hectare de pelouse, maison de gardien et chiens made in danish pour surveiller le blaud.
Vu l’heure tardive, je ne peux me permettre de carillonner. Ce serait du reste de mauvaise politique ; et, étant donné les molosses, il n’est pas question de pénétrer céans en catiminette, à moins de consentir à l’abandon de son fond de culotte, lesté de trois livres de viande surchoix.
Le nom n’est pas Zilker, comme a cru ouïr Landru, mais Himker, ce dont tu n’as rien à branler mais que je te précise pour la bonne règle (de conduite).
Depuis le siège de ma tuture, je considère la vaste résidence, harmonieuse, somptueuse, qui te ferait la Une de Maisons et Jardins comme un rien, voire celle de « Homes and gardens » comme deux riens.
Voilà une bonne treizaine de minutes que je suis là, à contempler cette crèche de super-riche. On voit briller des lumières dans la façade. Et d’autres, le long des allées bien tracées. Je perçois même de la musique. Vivaldi, ce me semble, mais je n’en jurerais pas, car moi, la musique, t’as remarqué, hein ? Je suis plus mélo que mélomane. Donc, c’est ici, paraîtrait-il, que l’étrange premier adjoint-hôtelier commande son Cinzano ?
Ben ma vache !
Bon, on verra ça demain. Mais ça me démangeait de visualiser le topo immédiatement. Je suis en état de chasse à courre. Taïaut ! Taïaut ! Je remue la queue et m’élance par les halliers.
En attendant, je ferais mieux de m’élancer dans mon plumard, histoire de me préparer à des lendemains triomphants.
Un dernier z’œil et j’actionne mon démarreur.
À cinquante mètres de la grille d’entrée, se trouve un croisement de chemins. Je vire à droite, en direction de Paris. À cet instant précis, une monstre chignole se pointe, Mercédès 600 à six portes. Elle emprunte la route que je viens de quitter. Moi, tu me connais ? Rien dans les mains, pas grand-chose dans les poches : tout dans la tronche ! Je pile sec, flanque ma tuture sur le bas-côté de la route, lequel, en réalité est un haut côté. J’éteins les phares et je radine en courant dans l’herbe taluteuse jusqu’au virage.
Mon instinct ne m’a pas berluré : le gros tank est stoppé, face à la grille, ses loupiotes braquées sur la propriété. Dans la lumière orangée, j’aperçois une silhouette d’homme en train de jacter dans un parlophone.
En rasant le mur, je m’approche.
— Tu veux faire rentrer les chiens, Dora ?
Un instant assez court s’écoule. Au loin, une voix de femme lance deux vibrants : « Kriss ! Bingo ! Ici tout de suite ! » Puis le vibreur de déclenchement de la porte joue. L’arrivant pousse les deux vantaux et reprend sa place au volant.
Moi, tu sais pas ? Je te jure, faut être dingue dans son genre pour céder à des impulsions de ce genre : v’là que je m’élance, courbé en deux, à l’arrière de la grosse bagnole. L’âcre fumée d’échappement me balaie la frime. Une terrible envie de tousser me tord le corgnolon. Je la retiens à grand-peine. L’auto avance de quelques mètres, pas vite, avec moi collé pratiquement contre sa plaque minéralogique arrière.
Une fois dans le parc, elle stoppe.
Le conducteur va descendre pour relourder. Je me porte sur la droite du véhicule. Je suis calme, froid comme un nez de chien en acier. Je biche. De l’action, enfin !
Plaqué à la carrosserie, je vois l’homme repousser les vantaux. Il retourne à son siège. J’ai le temps d’apercevoir, assez loin d’ici, la bouche vorace d’un garage grand ouvert. Au moment où la voiture repart, plus rapidement, cette fois, je m’allonge sur le sol et reste immobile.
Les feux rouges de la Mercédès s’éloignent. Ses phares illuminent l’intérieur d’un immense garage qui abrite deux autres voitures dont je n’ai pas le temps de détecter les marques, mais si ça t’intéresse, je te les écrirai à tête reposée. Je rampe jusqu’à un massif de buis en forme de bouteille. Ma pensée s’accélère. D’un regard précis j’évalue la distance séparant le garage de la demeure principale. Lorsque l’arrivant aura abandonné sa tire, il lui faudra 20 secondes pour gagner la maison. À ce moment-là, on relâchera les cadors, et alors ça sera la fête aux miches du San-A. !
L’auto vient de pénétrer dans la vaste remise. Son moteur tourne encore. N’écoutant que mon pif, je me mets à cavaler comme un perdu en direction du garage. Il est mon unique refuge. Heureusement, le chauffeur est obligé de manœuvrer pour y carrer son autobus, because un pilier de soutènement. J’espère que personne n’attend le conducteur sur le pas de la porte, sinon je vais me faire retapisser comme un grand. C’est une malchance à courir (et à courir les coudes au corps !).
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