Toutes ces considérations d’une certaine tenue philosophique me fourvoient. Faut vite reviendre, pas que t’impatientes. La grande règle du polar, ça : toujours tenir le lecteur en haleine, sinon il te moule en plein paragraphe, charognard comme il est !
Donc, faux mouvement en dégageant l’annuaire de Bruxelles. Je lâche l’opuscule pour me masser l’épaule. Ce faisant, mon regard erre sur l’avenue. Sur l’avenue où, à quelques centaines de mètres, s’élève la demeure des Ballamerdsche que nous venons de larguer.
Mon intérêt fulgure lorsque j’avise un taxoche en train de stopper près de l’entrée. Quelqu’un en descend, que je reconnais à distance. Le clille carme sa course et pénètre dans le parc.
Dès lors, je me précipite hors de la guitoune vitrée et rejoins ma tire où Bérurier fait ses gammes pour une menue pioncette improvisée.
Un coup de pompe dans le boudin de gauche fait vibrer le véhicule. Le Gravos soulève ses paupières globulaires pour me confier un œil jaune et rouge kif le drapeau espagnol. D’un geste, je lui intime de descendre.
Docile, il.
— Quoice ? bredouille-t-il à travers les pâteuseries de sa clape fermentée.
— On retourne à la villa !
— À pincebroque ?
— Il te reste assez d’énergie pour parcourir deux cent cinquante mètres ! l’assuré-je-t-il.
Il m’emboîte le pas.
— Pourquoi qu’on débrousse ch’min, mec ?
— Je tiens à un max de discrétion.
Il aurait envie d’en savoir un tout petit pneu plus, mais dans le fond, ça le fait chier de parler. Alors il se met à arquer feutré, calquant ses enjambées sur les miennes.
Nous marchons sur la pelouse pour étouffer le bruit de nos pas.
Et revoici le hall d’exposition, plein de ces riches épaves encaustiquées que les siècles ont rejetées sur les rivages du temps présent [14] Si quelques irréductibles contestaient encore le talent de San-Antonio, il suffirait de leur mettre le nez dans une phrase de cette facture pour leur rabaisser le caquet ! Bertrand Poirot-Delpech, Navigateur-motard pas toujours solitaire
.
Y ayant pénétré, j’enjoins à mon Valeureux de se fondre dans un silence de crypte. Bonne initiative, car il s’apprêtait justement à en craquer une d’au moins trois cents décibels (la voix humaine a pour intensité 55 dB en moyenne, je me permets de te le rappeler). Grâce à un prodigieux effort de ses sphincters, l’immaculé rengaine un vent qui n’arrivait pas du large.
Ayant tendu l’oreille au point de la développer jusqu’aux dimensions d’un plat d’offrande, je perçois un bruit mal discernable en provenance du hall.
M’y rends.
Une fois que je m’y trouve, je constate que les sons tombent en réalité de l’étage. La respiration du Mammouth est si forte qu’elle me fait penser à celle d’une ancienne locomotive de western.
D’une péremptoirerie de la dextre, je lui intime l’ordre de rester dans le hall d’exposition. Pour une fois, cet être, indiscipliné de nature, m’obéit.
Dès lors, le fils unique de Félicie ôte ses mocassins et s’avance en chaussettes jusqu’à l’escalier.
La cage de celui-ci réverbère les paroles de deux femmes.
Elles parlent posément, comme des personnes dont le self-control n’a pas été acquis dans un cours de théâtre.
— Vous êtes folle d’être venue ici, alors que vous êtes recherchée par la police ! fait une voix que je ne connais pas.
— C’est bien parce que je suis traquée que j’ai besoin d’aide ! riposte faiblement celle de Lola.
Car, oui, c’est elle que j’ai vue radiner en taxi. Ça te la sectionne, non ? Le plus baisant, c’est qu’elle jacte comme moi et toi (dans tes bons jours), la garce !
— Vous espérez quoi ? fait son interlocutrice avec âpreté.
— Votre aide, tout simplement. J’ai pu m’évader grâce à un crétin de flic français que j’ai violé de haute lutte ; mais sa bienveillance ne saurait être que passagère, d’autant plus qu’il a évidemment une idée de derrière la tête. Ces salauds-là ne peuvent être fiables. Il m’a sortie de taule pour mieux disposer de moi.
Ici, j’entrouvre une parenthèse pour te confirmer ce que tu es en train de penser, à savoir que j’en déguste plein ma vanité légendaire. Je sais des nœuds à ressort qui doivent mouiller de ma désilluse ; des pauvrets de la coiffe, des pas frais du bulbe pour qui je représente le prototype du macho.
Toute vexation à mon endroit constitue une aubaine et les fait humecter leur slip douteux.
Au-dessus, les deux femmes poursuivent leur conciliabule. Je devine un affrontement, à l’âpreté de leurs voix. Deux tigresses qui parviennent mal à se faire patte de velours.
L’interlocutrice de Lola déclare, au bout d’un silence tendu :
— Ma chère, vous êtes une femme poursuivie dont la position va devenir très inconfortable dans les heures prochaines. Votre unique chance c’est ce flic français. Il s’est mouillé en vous faisant évader, à vous de le manœuvrer en conséquence pour qu’il vous aide à gagner un pays moins malsain.
Nouvelle période de mutisme.
Puis, Lola :
— En résumé, vous refusez de m’aider ?
— Ce serait folie pour l’une et l’autre, Lola ; la seule chose que je puisse faire, c’est vous remettre quelque argent.
— Qu’appelez-vous quelque argent ?
— Je dispose, ici, d’environ dix mille dollars ; c’est suffisant pour parer au plus pressé.
— Vous vous foutez de moi ! Dix mille dollars alors que vous allez toucher le pactole !
— Je ne l’ai pas encore.
La voix de Lola devient acide comme un filet de citron (pauvres huîtres, quand j’y pense !).
— Vous vous rendez compte, j’espère, que je n’ai qu’un mot à dire aux flics pour que votre bel édifice s’écroule ?
— Quel intérêt auriez-vous à le faire ?
— Vous oubliez que ce genre de révélation peut se négocier !
Encore une pause. Je me tourne vers Béru et l’aperçois endormi dans un fauteuil curule où, très jadissement, des magistrats romains posèrent leurs vénérables culs malmenés par la sodomie ou les hémorroïdes.
Il a la santé, le Propret. Me voilà donc seul !
L’interlocutrice de ma « conquête » adopte une voix conciliante :
— Écoutez, à quoi sert de nous chamailler ? Je vais vous remettre l’argent ; par la suite, je vous donnerai la part qui était convenue.
Son argutie produit de l’effet sur une fille aux abois qui n’a guère le choix.
— Donnez toujours, fait-elle, mais ne vous imaginez pas que nous sommes quittes…
— Je n’imagine rien de tel, ma chère : je ne suis pas folle !
Suit alors un moment, non pas de silence, mais de black-out complet. Je perçois le raclement d’un meuble que l’on traîne sur le parquet (où on l’avait déféré).
Puis, à nouveau, la voix de l’autre femme :
— Aidez-moi !
Ensuite, ça va très vite. Un choc sourd, comme on dit puis dans les romans policiers, t’auras remarqué ? Les chocs sont toujours sourds ; ça impressionne davantage [15] Le jour où on les équipera d'un sonotone, la littérature de mon genre y perdra.
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Une nouvelle phase de silence, et c’est un bruit lent ; un bruit de glissement.
Depuis le hall où je me tiens, j’avise le dos d’une femme ployant sous l’effort. Elle en hale une autre, inanimée. Recule jusqu’à l’escalier, s’y engage prudemment, toujours attelée à sa victime.
Je reconnais la « fille » de M meBallamerdsche, laquelle, à cet instant, ne paraît pas plus demeurée que toi et moi. Elle tient Lola par-dessous les bras et la traîne courageusement. Elle me fait songer à ces fourmis affairées que l’on voit coltiner des charges dix fois plus grosses qu’elles.
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