Bérurier se tait, s’étire, bâille, regarde l’heure et se lève. Il vient au bord de l’estrade et nous sourit.
— Je vais mouler sur les réceptions. Mais faut que je vous recommande une chose qu’est pourtant contre-indiquée par mon manuel. Là-dessus, ils disent qu’on présente les gens sans faire d’allusions à leurs professions. Je ne suis pas d’accord. Un jour, commak, dans une réunion d’aminches, y avait un monsieur qu’on m’avait dit juste son blaze sans préciser ce qu’il faisait. Au bout d’un moment, je me mets à déblatérer sur les conseillers financiers, en faisant remarquer que s’ils connaissaient leur boulot ils seraient pas conseillers, mais milliardaires. Personne mouftait. Alors je le prends à témoin, le quidam que je vous dis. « Vous me permettrez de réserver ma réponse, qu’il me fait, vu que je suis conseiller financier ». Evitez ce genre de coups fourrés. Et allez-y loyalement. « Je vous présente monsieur Duchnock, qu’est sculpteur sur éponges. Et voici monsieur Frotefort qui a une entreprise de nettoyage de passages cloutés ». Ou encore, pour les dames : « Permettez-moi de vous présenter madame Belloignon, la maîtresse du préfet. Monsieur Kélaibel, l’amant en titre de la présidente Brocemoy. » De cette manière, aucune gaffe n’est possible. Ou alors faudrait le faire exprès !
Comme le Somptueux achève cette forte péroraison, on toque discrètement à la lourde. Le Mastar devient d’un pourpre riche et chatoyant.
— La v’là ! balbutie-t-il, grisé, je vais crier d’entrer et, tous en chœur, les mecs, on se pousse un vibrant : bonjour madame la comtesse, vu ?
Nos deux cents têtes simultanément branlées font un bruit soyeux d’envol de colombes.
— Entrez ! crie Sa Dévotion.
Et tous, ensemble, unis dans une pareille ferveur béruréenne, nous hurlons :
— Bonjour, madame la comtesse !
La porte s’entrebâille sur le chétif, le ruiné, le fripé Dupanard.
L’homme de peine (pour une fois à l’honneur) entre d’une démarche louvoyante de stupeur, regarde ces faces ardentes tournées vers lui comme des volubilis vers le soleil et fait passer sa chique de sa joue droite à sa joue gauche comme si, brusquement, il doutait de sa saveur.
La joie de Béru se mue en rogne noire.
— Dites donc, Duconnard ! interpelle-t-il, depuis quand on entre dans une salle en plein cours ?
— J’ai un pli pour m’sieur Nio Sanato, bêle le fossile.
— Qu’est-ce que c’est que cette bête ! tonitrue Sa Rondeur, laquelle a déjà oublié ma fausse identité.
Je me dresse.
— C’est moi, m’sieur !
Lors, l’Affreux s’apaise, comme la mousse du lait quand on ferme le robinet du réchaud à gaz.
Je saisis l’enveloppe que me tend Dupanard. Elle contient la photographie d’un garçon d’une trentaine d’années, au regard sage. Il a des cheveux sombres coiffés à la Belmondo, une fossette au menton et des lunettes cerclées d’écaille. Une languette de papelard dactylographié est collée sur la photo. Je lis : « Inspecteur Abel Cantot ».
Ça me fait vibrer le grand zygomatique, mes sœurs. Et il y a de quoi car cet Abel Cantot n’a rien de commun avec celui qui séjournait à l’école et qui a disparu ! Voilà que tout à coup, ça s’éclaire au néon dans ma tronche.
Il est un peu joyce, votre San-Antonio bien-aimé, mes loutes, car il se faisait un sang d’encre de Chine, pendant que le Béru enrichissait le savoir de ces jeunes hommes. Il est présent malgré sa discrétion, le cher commissaire. En ce moment il s’efface derrière le Gros parce que c’est Béru le pôle d’attraction, mais il n’en pense pas moins. Et il ne vous oublie pas, croyez-le.
Il vous fait un peu languir exprès. Machiavel ! Le désir s’accroît quand San-A recule ! Le comble de la politesse, c’est de savoir céder sa place, n’importe où, fût-ce dans un livre.
Je viens de tout piger : Abel Cantot était inscrit à l’Ecole. La bande de terroristes l’a intercepté en cours de route et l’a remplacé par un faux Abel Cantot.
Seulement deux élèves de la pension pébroque connaissaient le vrai : Castellini et Bardane. Ils devaient être au courant pour le premier et se sont empressés de le culbuter par-dessus la rampe avant l’arrivée ici du Cantot number two ; mais ils ignoraient qu’un second élève le connaissait également. En réalisant, dans le car, la supercherie, Bardane a compris qu’il se passait quelque chose de grave. Peut-être même a-t-il fait une association entre cette usurpation d’identité et le « suicide » de Castellini ? Toujours est-il qu’après être descendu du car, il a commis une imprudence qui lui a été fatale. Laquelle ? Ça reste encore à définir, en tout cas un coin du voile se lève, comme on dit dans les romans plus mauvais encore que les miens [27] Je voudrais pas me vanter, mais ça existe. San-A.
. Dupanard s’en va.
Béru frappe férocement sa table du poing afin de ramener le calme et de récupérer mon attention.
— Citoyens ! clame le Tribun, l’incendie est clos, on continue ! Je vais passer maintenant à la rubrique du savoir-vivre de l’automobiliste vu que, comme je vous le causais voici un instant, la bagnole occupe une place pondérante dans la vie moderne.
Il se caresse le lobe entre le pouce et l’index et déclare solennellement :
— Y a deux sortes d’automobilistes : ceux qui sont au volant de leur voiture, et ceux qui en sont descendus. Les premiers s’appellent les affreux chauffards et les deuxièmes les horribles piétons.
Béru jugule les rires avec son autorité aussi coutumière que proverbiale et enchaîne :
— Il y a plus de différence entre un piéton et un automobiliste qu’entre un basset et la tour Eiffel. Exemple : un zig au volant manœuvre pour se ranger. Si un piéton serait dans son champ de manœuvre, dare-dare il lui crie par la vitre :
« “Tu vas pas tirer tes plumes, eh, ballot ?”
« Ce à quoi le piéton lui répond tout naturellement :
« “Je t’emmmerde, toi et ton tas de boue !”
« Bien. L’automobiliste coupe le contact et descend après avoir filé son disque à l’heure et il descend côté chaussée. Une bagnole le frôle. Le voilà qui glapit :
« “Ecraseur ! Non mais, y se croyent tout permis, ces chauffards !” C’est fondamental comme transformation. Instantané ! Sitôt qu’il a les pieds par terre l’automobiliste perd sa mentalité de conducteur. Je m’ai permis de vous dresser une petite liste de ce qu’un piéton peut crier à un automobiliste, et une autre de ce qu’un automobiliste peut lancer à un piéton ; ceci pour les ceux qui n’auraient pas la repartie fastoche.
Il tire un morceau de papier hygiénique de sa poche, ce qui en dit long sur le lieu de ses cogitations, le défroisse comme un billet de banque et lit :
— Pour les piétons, deux points : Assassin ! Toi, avec ton tank ! Toi, avec ton tas de ferraille ! Toi, avec ton zinzin à roulettes ! Toi, avec ta chiotte ! Toi, avec ta charrette ! Ecraseur ! Enviandé ! Fasciste ! Descends de ta brouette si t’es un homme ! C’est la bagnole de mon jardinier ! Tu me fais pas peur avec ton contre-torpilleur ! Salaud ! Fumier ! Figure de fesse ! Tête de lard ! Tête de con ! Tête de nœud ! Tête à claques ! Va-t’en, eh, naufrageur ! Va-t’en, eh, ordure ! Va-t’en, eh, B.O.F. ! Crâneur ! Voyou ! Banquier ! Marlou ! Feignasse ! Gestapiste ! Endoffé ! Sombre brute ! Horrible ! Affreux ! T’as appris à conduire sur une machine agricole !
« Apprenez-les par cœur, recommande le Gros, ça vous donnera déjà une petite base. Dites-vous que plus la voiture est grosse, plus vous pouvez gueuler. Si c’est une tire américaine, traitez le chauffeur d’amerlock sans hésiter, même s’il serait matriculé dans la Seine. Si c’est une femme qui la conduit, ayez pas peur de lui crier putain ! Ou fille de joie si elle roule doucement et qu’elle ait le temps d’entendre, ça la vexera davantage. Passons maintenant côté automobiliste. Lorsque vous cessez d’être un piéton pour redevenir conducteur, voilà ce qu’il faut crier. »
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