C’est à ça que je songe en suivant les Dolorosa.
Tout à coup, ils freinent et se rangent en bordure de la chaussée. M’ont-ils repéré ? Mine de rien, je continue mon chemin. Dans mon vaderetro Satanas, je vois la femme descendre de sa tire et pénétrer dans une charcuterie. Je fonce encore un bout de temps avant d’obliquer dans une impasse. Je manœuvre de manière à me trouver, le capot pointé vers la sortie. Un camion me masque. Je passe mon visage de théâtre par la portière et j’attends. Le Gravos ronronne comme une turbine. La vie est là, simple et tranquille. Cette fois je suis certain d’être sur une bonne piste. Ça sent le gibier. Faut pas trop attendre, sinon ça sentira le faisandé. La situation semble s’être décantée tout soudain.
Cinq minutes s’écoulent, et l’auto noire des Panamiens passe devant l’impasse. Je repars. C’est grisant, une filature. Cette fois, par prudence, je laisse la Mercedes prendre une confortable avance. Arrivée à un carrefour, elle vire à gauche et se lance dans une rampe. Je parviens juste au moment du rouge. Je prends des risques et coupe carrément, sous le capot des bagnoles engagées dans le sens opposé. Ça invective ! Un agent planqué contre le poteau aux boutons de commande se met à siffler comme un merle en délire. Il doit se faire gonfler les veines. C’est du trille de gala. Pas mélodique, mais strident. Dans le secteur, les épagneuls doivent agiter leurs pendeloques. Inutile de vous dire que j’obtempère pas. Je fonce comme un perdu éperdu.
La Mercedes n’est plus en vue. Je mate la côte, devant moi, quasi vide. Je me dis que les Dolorosa n’ont pas eu le temps de gravir cette rampe. Conclusion, ils ont pris ce que Béru appelle une rue agaçante.
Je file un coup de patin. Propulsée en avant, Sa Majesté va donner du groin sur le pare-brise. Elle se retrouve assise entre la banquette et le tableau de bord, le bada cabossé et le nez suintant rouge.
— Je rêvais que je sautais en parachute et que je me recevais mal, balbutie-t-elle.
Y a de ça.
— Ce sont tes sustentes qui ont lâché, ricané-je.
J’oblique dans une voie secondaire, et même tertiaire, qui sinue entre des propriétés de rentiers. C’est plein de maisonnettes avec des jardins bourrés de poireaux et de petits garages en préfabe barbouillés de blanc.
— Où qu’ils sont, nos lascars ? questionne le champion toutes catégories de la chute libre.
Je m’apprête à répondre que je l’ignore lors que j’avise la Mercedes noire rangée en bordure d’une petite villa aux volets fermés. Le couple vient de gravir le perron de ladite villa et attend devant la lourde. Je refreine à mort. Béru, qui s’était redressé, repart à dame et se finit le nez dans la vitre.
Cette fois il fulmine abominablement. On dirait, à le regarder, qu’il vient de passer le week-end dans la malle pleine de tessons du fakir Ben Héfic.
— Tu conduis comme un panard ! vocifère-t-il. Je serais ton examinateur au permis que t’aurais droit à la mention « va-te-faire-voir » !
Je le laisse s’écouler et je surveille mon petit ménage. La lourde vient de s’ouvrir et les Dolorosa pénètrent dans la villa.
Je fais une marche arrière et je range ma tire sous les tilleuls bas taillés à la Beatles.
— Qu’attendons-nous ? s’informe le Malgracieux en examinant la couleur de son raisin.
— Qu’ils s’en aillent, fais-je.
— Et aftère ?
— Nous ferons une petite perquise at-home.
Il ouvre ses grands yeux bovins.
— Tu crois que Mathias est ici ? demande soudain le fin limier.
Son cervelet ressemble peut-être à une portion de choucroute, mais il a le réflexe poulardin, mon compère.
— Ça se pourrait. Ils se sont arrêtés chez un charcutier tout à l’heure. Pour des gens qui habitent l’hôtel…
— Ils avaient peut-être un bout de dent creuse à colmater, suggère le Gros.
Je ne réponds pas. J’essaie de piger la signification profonde de tout cela.
Nous patientons ainsi près d’une demi-plombe, sans rien nous dire. On fait pensées à part, le Gros et moi. On remâche chacun ses problèmes. Lui, il prépare son cours de demain sur le mariage (ça promet). Moi, je réfléchis à propos de l’élève aperçu tout à l’heure au Standing Hôtel. En voilà un avec qui j’aimerais avoir un brin de conversation entre quat’z’yeux.
Enfin, voilà monsieur et madame Dolorosa qui repartent. Le plan général souligne le gabarit de la dame. Elle a une silhouette impec, cette chérie. Moi j’adore les nanas qui écrivent 88 avec leur derrière en marchant. Dans la vie, tout n’est que mouvement des lignes !
— On les laisse quimper ? grommelle l’Enflure.
— Eux aussi, nous savons où les épingler.
La Mercedes déhotte. J’attends encore un peu, pour si des fois ils se ravisaient.
— En route ! enjoins-je au Mastar.
Nous abandonnons mon véhicule et gagnons la villa. Le jardin qui l’entoure est envahi par la mauvaise herbe, Il y a un bassin verdâtre, empli d’eau pourrie, une tonnelle de fer, carcasse rouillée sous laquelle des meubles de jardin démantelés tombent en poussière. La façade est lézardée et la peinture des volets n’est plus qu’un lointain et imprécis souvenir. J’escalade le perron et toque à la lourde sur un rythme qui semble convenu. Faut toujours dans ces cas-là. Les marsouins terrés à l’intérieur se disent que ça ne peut qu’être un familier qui se permet cette petite séance de tagadagada-tsointsoin. J’ai la désagréable surprise de constater que ma ruse ne porte pas, rien ne bouge. Tout est calme, tout est silencieux. On n’entend que les cris d’un moutard, quelque part dans le quartier, et puis aussi les jappements sopranesques d’un clébard teigneux, loin, par-delà des murs paisibles.
— Inscrivez pas de chance, murmure le Gravos, y a personne.
— Quelqu’un leur a bien ouvert tout à l’heure, chuchoté-je.
— Ils devaient avoir la clé.
— Mais non, ils ont attendu.
Je me fouille et fais la grimace. Moi, toujours si prévoyant, j’ai oublié mon sésame dans le tiroir gauche de mes bretelles du dimanche. Je le dis à Béru. Ça ne l’affecte pas.
— Laisse opérer le bonhomme, fait-il en inventoriant ses profondes.
Il ramène à la lumière du jour des objets incertains qu’il considère avec attention. Il se décide pour un bourre-pipe pliant, enfouit le reste de sa cargaison et se met à étudier la serrure d’un œil critique.
Il commente, deux points à la ligne.
— Faut savoir se montrer ingénieur, mon pote. Dans la vie, le mec idéal doit savoir tout faire de ses pognes. Si je te disais, le bricolage, à quel point ça te simplifie l’existence…
Il tord son bourre-pipe de ses gros doigts démanucurés.
— Tiens, continue le Disert, une fois, je me rappelle, y a belle burette, j’étais jeunot. On draguait aux Puces avec un de mes oncles. C’était un vicieux de la pouillerie, Agénor. Pauvre comme Zobe, mais acharné à brader des saloperies honteuses pour en racheter d’autres plus z’honteuses encore ! Je le voyais aux vacances… T’as pas une lime à ongles ?
Je lui tends l’objet réclamé et voilà mon Béru qui se met à fabriquer une clé, sur le perron, comme s’il était à son établi. Il continue de discourir, verbeux comme un marchand d’aspirateurs, torrentiel. C’est le professorat qui fait ça. Quand on ouvre les robinets d’un mec, après c’est macache pour les refermer complètement. Y a toujours des joints qui joignent plus et des fuites se déclenchent. Faut convenir et accepter.
— Il était manœuvre dans une usine de Saint-Ouen, alors le marché Biron, tu parles si c’était son fief, à l’oncle Agénor. Et l’autre aussi, en face, que je me rappelle plus le blaze. Il évoluait dans cette verminerie comme un poiscaille dans l’eau. On y allait avec un sac à provisions bourré de ses ordures à lui ; des pots à confitures ébréchés, des cols de celluloïd usagés, des pompes à vélo rouillées, des revues d’avant 14 toutes déchiquetées… Une fois, tiens : un suspensoir qu’avait appartenu à son beau-père, je me rappelle ! Il avait ses acheteurs, des zigs mystérieux dans le cradingue, comme lui. Il leur déballait sa poubelle comme si ç’aurait été une serviette remplie de documents secrets. Fallait les voir hocher la tronche, se regarder, palper les véroleries abjectes et se mettre à chuchoter des prix. Agénor, il avait eu un tuyau de pété dans sa canalisation faciale, quèques années plus tôt. Depuis, une moitié de sa vitrine c’était le masque de cire. L’autre, dans ces moments de marchandage, elle se mettait à danser, à plisser, à rougir. Il gesticulait avec, sa moitié de bouille, mon tonton.
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