Ma grand-mère portait son manteau bleu en laine et avait noué une écharpe grise en foulard sur sa tête.
— Tu vas crever de chaud dans ce manteau, lui dis-je. On n’est quand même pas au pôle Nord !
— Je n’ai rien d’autre à me mettre, dit-elle. Tout est usé. Je pensais qu’on pourrait aller faire les boutiques après le coiffeur. Je viens de recevoir mon allocation vieillesse.
— Tu es sûre que tu n’as pas trop mal à la main pour aller faire du shopping ?
Elle leva sa main blessée à hauteur de ses yeux et examina le pansement.
— Non, ça va. Le trou n’était pas si gros que ça. Pour tout te dire, ce n’est qu’une fois arrivée à l’hôpital que je me suis rendu compte que la blessure était profonde. C’est arrivé si vite… J’ai toujours pensé que je pouvais me débrouiller toute seule en toutes circonstances, mais maintenant je ne sais plus. Je suis moins rapide qu’avant. Je suis restée sans bouger, comme une empotée, et je l’ai laissé me planter son truc dans la main.
— Je suis sûre que tu ne pouvais pas faire grand-chose, mamie. Kenny est plus fort que toi et tu n’étais pas armée.
Ses yeux s’embuèrent de larmes.
— Il m’a donné l’impression que je n’étais plus qu’une vieille chose.
En sortant du salon de coiffure, je trouvai Morelli avachi contre la Buick.
— Qui a eu l’idée d’aller interroger Cubby Delio ? me demanda-t-il tout de go.
— Spiro. Et si tu veux mon avis, il ne va pas s’arrêter en si bon chemin. Il tient à remettre la main sur les armes pour ne plus avoir Kenny sur le dos.
— Tu as appris quelque chose d’intéressant ?
Je lui rapportai la conversation qu’on avait eue.
— Je connais Bucky et Biggy, dit-il. Ils ne tremperaient pas dans un coup pareil.
— Cette camionnette est peut-être une fausse piste.
— Je ne crois pas. Je suis passé à la station-service tôt ce matin et j’ai pris des photos. Roberta affirme que c’est bien celle qu’elle a vue.
— Je croyais que tu étais censé me suivre ! Et si je m’étais fait agresser ? Et si Kenny m’avait attaquée à coups de pic à glace ?
— Je t’ai suivie à mi-temps. De toute façon, Kenny aime bien faire la grasse matinée.
— Ce n’est pas une raison ! Tu aurais pu au moins me prévenir que tu me laissais me débrouiller toute seule.
— Quel est ton plan pour aujourd’hui ? me demanda-t-il.
— Ma grand-mère en a pour une heure chez Clara. Ensuite, je lui ai promis de l’emmener faire du shopping. Et il va falloir que je passe voir Vinnie à un moment ou à un autre.
— Il va te reprendre l’affaire ?
— Non. J’emmène mamie Mazur avec moi. Elle va lui remettre les idées en place.
— Je repensais à ce Sandeman…
— Oui, moi aussi. Au départ, je croyais qu’il aurait pu cacher Kenny chez lui. Mais c’est peut-être le contraire. Peut-être qu’il l’a doublé dans les grandes largeurs.
— Tu crois que Moogey aurait pu être de mèche avec Sandeman ?
Je haussai les épaules.
— C’est dans le domaine du possible. Celui qui a volé les armes a forcément des contacts dans la rue.
— Tu disais que Sandeman n’avait montré aucun signe d’enrichissement personnel.
— Si tu veux mon avis, sa fortune, il se la fourre dans les trous de nez.
— Ah, je me sens beaucoup mieux avec cette nouvelle coupe, dit ma grand-mère, prenant place sur le siège passager de la Buick. J’ai même demandé à Clara de me faire un rinçage. On voit la différence ?
Ses cheveux étaient passés du gris métallisé à l’orange abricot.
— C’est un peu blond vénitien, lui dis-je.
— Oui, c’est ça ! J’ai toujours rêvé d’être une blonde vénitienne.
L’agence de Vinnie était juste en bas de la rue. Je me garai le long du trottoir et entrai, traînant ma grand-mère à ma suite.
— C’est la première fois que je viens, dit-elle. Ça valait le déplacement !
— Vinnie est au tel’, dit Connie. Il en a pour une minute.
Lula vint voir ma grand-mère de plus près.
— Alors, comme ça, c’est vous la grand-mère de Stéphanie, dit-elle. J’ai beaucoup entendu parler de vous.
Le regard de ma grand-mère s’illumina.
— Ah oui ? fit-elle. Et qu’est-ce qu’on vous a raconté de beau ?
— Eh bien, pour commencer, qu’on vous avait cognée au pic à glace.
Ma grand-mère lui mit sa main bandée sous le nez.
— C’était cette main-là et elle a été transpercée de part en part.
Lula et Connie zieutèrent la main en question.
— Et ce n’est pas tout, ajouta ma grand-mère. L’autre soir, Stéphanie a reçu un sexe d’homme au courrier. J’étais là quand elle a ouvert le paquet. J’ai tout vu. Il était fixé sur du polyester par une épingle à chapeau.
— San déc’ ! fit Lula.
— C’est comme je vous le dis. Tranché comme un cou de poulet et épinglé comme un papillon. Ça m’a rappelé mon pauvre mari.
Lula dut se pencher en avant pour pouvoir chuchoter à l’oreille de ma grand-mère :
— Vous voulez parler de la dimension ? Votre homme en avait une aussi grosse ?
— Il en avait plutôt une aussi morte !
Vinnie passa la tête par l’entrebâillement de la porte de son bureau et se renfrogna en voyant ma grand-mère.
— Oh, non ! soupira-t-il.
— Je suis passée la chercher chez son coiffeur, lui dis-je. On doit aller faire des courses, alors comme on était dans le quartier, j’ai pensé en profiter pour venir voir ce que tu voulais.
Le mètre soixante-quatorze de Vinnie se tassa quelque peu. Ses cheveux bruns et clairsemés étaient plaqués en arrière par du gel et avaient le même lustre que ses chaussures noires à bout pointu.
— Ce que je veux, c’est savoir où tu en es avec Mancuso, dit-il. Tu étais censée aller le cueillir chez lui, et en attendant, moi, je perds un maximum de fric.
— Ça se termine, lui dis-je. Parfois, il faut du temps.
— Le temps, c’est de l’argent, fit Vinnie. Le mien, en l’occurrence.
Connie leva les yeux au ciel.
— Répétez-nous ça, fit Lula.
Nous savions toutes que l’agence de Vinnie était financée par une compagnie d’assurances.
Vinnie se balança sur ses talons, bras ballants. Homme des villes. Mollasson. Radin.
— Cette affaire n’est pas dans tes cordes, me dit-il. Je la refile à Mo Barnes.
— Je ne connais ce Mo Barnes ni d’Eve ni d’Adam, intervint ma grand-mère, mais je suis sûre et certaine qu’il n’arrive pas à la cheville de ma petite-fille. On ne fait pas mieux comme chasseuse de primes, et tu serais le dernier des idiots de lui retirer cette affaire. Surtout que, maintenant, je travaille avec elle. On est sur le point de découvrir le pot aux roses.
— Sans vouloir vous vexer, ta petite-fille et toi, je dirais plutôt que vous êtes dans les choux, et que vous ne risquez pas d’arrêter Mancuso.
Ma grand-mère releva le menton d’un air de défi.
— Oh, oh, fit Lula.
— Le malheur s’abat sur ceux qui spolient la famille, dit-elle.
— Quel genre de malheur ? fit Vinnie. Je vais perdre mes cheveux ? Mes dents vont pourrir dans mes gencives ?
— Peut-être, dit ma grand-mère, peut-être que je vais mettre sur toi le mauvais œil. Ou alors, je vais me contenter d’aller raconter à ta grand-mère comment tu causes aux vieilles dames.
Vinnie se mit à tourner comme un lion en cage. Il savait qu’il ne valait mieux pas déplaire à sa mamie Bella. Elle était encore plus effrayante que mamie Mazur. Plus d’une fois, elle avait tiré l’oreille d’un homme jusqu’à ce qu’il mette genou à terre et demande pardon. Vinnie poussa un soupir résigné, serra les dents, plissa les yeux, marmonna quelques paroles incompréhensibles et battit en retraite dans son bureau dont il claqua la porte.
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