Napoléon Pommier
Béru Empereur
A Françoise, mon ange gardien
S.-A.
Habituellement, il ne se départait jamais de son chapeau. Un solide atavisme paysan l'incitait à considérer ce couvre-chef comme un toit à l'abri duquel l'existence paraissait moins redoutable. Grâce à lui, le soleil et les intempéries se montraient peu cruels.
Sa coiffure, abandonnée la nuit sur un marbre de commode, provoquait son premier geste cohérent. Après le pet du matin, coup de semonce de ses intestins reprenant vie, il s'en saisissait et la posait sur son crâne, ainsi que le fit jadis avec sa couronne un comique troupier nommé Bokassa, pour s'autoproclamer souverain d'un Etat africain.
Ce jour-là, qui allait marquer le grand tournant de son destin, il rentra chez lui tête nue, un brutal coup de vent ayant offert à la Seine le feutre acheté vingt ans auparavant chez un chapelier de la rue d'Aboukir.
Sa presque calvitie se trouvait délimitée par une couronne de cheveux à la couleur mal définie ; d'un châtain sale éclairci de pellicules larges comme des lentilles.
Non content de le déchapeauter, la bise l'ébouriffait, lui composant une sorte d'ornement impérial fané.
Cette pensée lui vint en apercevant son image dans la glace d'un magasin de modes. Il s'arrêta pour la contempler. Indiscutablement, il « lui » ressemblait, en plus gros, en sanguin. Naguère, la couverture de son livre d'Histoire (qu'il avait ouvert seulement pour regarder les illustrations) représentait Napoléon sur le trône, peint par Ingres. Le tableau montrait le fils Buonaparte dans les oripeaux impériaux, gonflé, herminé, colleretté de dentelle, les mains ensceptrées, l'épée bloquée contre la jambe gauche, chaussé de targettes brodées, le fort collier de la Légion d'honneur étalé sur son foutrical poitrail, le teint livide, la bouche en cerise, avec ce regard noir, désabusé, du bichon d'Artois en train de déféquer. Une couronne de lauriers, probablement en or, achevait de transformer le petit Corsico de Brienne en Imperator à durée limitée.
Cette reproduction devait troubler à jamais un paysan normand que ses vêtements de velours côtelé et ses sabots réduisaient à l'état de serf syndiqué.
« Y a pas d'doute, j'lu ressemb' ! » admit Alexandre-Benoît Bérurier en reprenant sa marche.
* * *
Parvenu chez lui, il trouva Berthe, son épouse, sur une table de massage pliante d'où elle débordait en cascades graisseuses. Le masseur, un primate velu, plus proche du paléolithique que de Tony Blair, pétrissait ses festons adipeux au rouleau de caoutchouc. Le kiné geignait, la dame gloussait, l'effort de l'un assurant la félicité de l'autre.
Exténué, le thérapeute cessa de malaxer la région culière de la donzelle afin de décrisper ses doigts.
— Vous pourreriez pas m'pratiquer un' p'tite caresse d'la moniche, m'sieur Hervé ? implora la copieuse personne.
L'interpellé hésita brièvement, puis déclara :
— Auparavant, je boirais volontiers une bière : la minette que je vous ai prodiguée en début de séance m'a donné soif car vous avez le con salé, madame Bérurier.
Elle rit, flattée.
— Allez chercher un' Tuborg à la cuisine, consentit l'hôtesse.
Sur cette émouvante réplique, l'époux pénétra dans la chambre, grave et majestueux.
— Déjà d'retour ! déplora la languide.
Il fit un geste donnant à constater l'indéniabilité de cette remarque.
— Si tu saurais c'qui nous arrive ! soupira l'époux en se déposant dans leur fauteuil voltaire.
— Quoive ? s'inquiéta sa compagne d'existence.
Le kiné réapparaissait, tétant une bouteille au contenu ambré.
— J't'y dirai plus tard, quand m'sieur Hervé t'aura terminée.
L'empêcheur de forniquer en rond croisa les jambes et renversa son front altier pour admirer les tulipes muraniennes du lustre.
* * *
— Alors, qu'est-ce t'as tant à raconter ? demanda l'épouse relaxée, après le départ du tritureur de glandes.
Son compagnon d'attelage préambula d'un rot dont il étudia le fumet avant de commencer :
— J'croive t'l'avoir dit, j'ai r'çu un turlu de m'sieur Félisque, not' ami l'ancien prof…
— Çui qu'a la bite encor' plus grosse qu' la tienne ?
— Testuel ! Y voulait m'rencontrer à cause d'un' affaire me concernant. N'en c'moment, y travaille comm' documentaleur pour un homme d'lett' qu'aime pas écrire ses bouquins.
— Si y trouve des cons qui les torchent mieux qu'lui, où est le mal ?
L'époux refusa d'entrer dans une discussion pour laquelle il se sentait désarmé. Au reste, peu lui chalait [1] Quoi de plus irritant que le verbe « chaloir » ? Si l'on n'y met pas du sien, on est fichu.
que certaines gens signassent certains textes sortis des ordinateurs d'autrui.
Passant outre la pertinente considération, il en vint au sujet qui déstabilisait sa journée.
— Les r'cherches hystériques dont Félix vient d' faire l'ont conduit, tu sauras jamais où est-ce ! A Saint-Locdu-le-Vieux, mon village natable !
— Comment se peut-ce ? exclama sa camarade de vie.
— Figure-toive qu' nous aut', les Bérurier, sont cousins germanophiles des Pommier dont Léon, le père, avait comme sous-briquet Poléon, biscotte ça donnait, tu y auras remarqué : « Poléon Pommier », c'qu'était drôle dans son genre.
— J' trouv' pas tellement, assura la rabat-joite.
L'Obèse n'en fut pas mortifié. En matière d'humour, chacun réagissait selon son tempérament… Avec une sûreté de laboureur, il reprit :
— Pour en reviendre aux Pommier, l'prof a découvert qu' leur nom n'datait qu' d'quéques générations. A l'originel, y s'app'laient Ramolino.
Il attendit.
Rien ne vint.
En initié de fraîche date orgueilleux de son savoir, il demanda :
— T'sais c'que c'est, ce blase, ma poule ?
Elle secoua sa tête enrichie de bigoudis couleur « fausse gencive pour dentier d'occasion ».
— C'est çui d'la mère à Napoléon : Laetitia Ramolino.
— Et alors ? questionna la prudente ogresse.
— S'lon Félix, les Pommier descendent d'la même branche qu'elle.
— Ça nous fait une belle jambe ! rouscailla la gorgone, jalouse.
— Plus qu'tu croives, la mère ! Plus qu'tu croives ! T'oublilles not' cousin'rie av'c les Pommier, dont laquelle r'monte à l'ennui d'étang. D'après c'te vieille membrane d'prof, un' partie populacière d'Saint-Locdu-le-Vieux origin'rait de Corse. Félix m'éducationne à ce propos [2] Au terme de cet ouvrage passionnant, Béru raconte à son épouse la gloire et les misères de son illustre parent, ajoutant ainsi sa voix à celle de l'Histoire.
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« Y aurait eu, au cercle dernier, des familles, à Jacio, mouillées dans des giries av'c Paoli, le dictateur d'là-bas. E s' r'aient espropriées en France et placardées en Normandie, faisant des fausses souches à Saint-Locdu. Tu piges ? »
Elle commençait.
Une impressionnante gravité succédait à son scepticisme sardonique. Les voiles de sa vanité se gonflaient.
— Se peut-ce ? chuchotait-elle, feignant l'incrédulité, mais déjà convaincue.
Et lui, plus modeste mais davantage ébloui, acquiesçait lentement, accablé par l'époustouflante parenté dont il se croyait investi. Oubliant combien elle était lointaine et douteuse pour mieux conserver intacte la révélation.
Son enfance au cul des vaches, à les traire, les fumasser, les conduire aux pâtures, les aider à vêler. Sa jeunesse à récolter des pommes à cidre et à ployer sous des sacs meurtrisseurs d'échine. Tous ces jours d'intempéries, de sabots et de soupe dans la boue fienteuse de la ferme. Une longue jeunesse en clair-obscur, à obéir, à joindre ses jeunes jurons aux imprécations des vieux, éternels mécontents. Ses masturbations champêtres dans le tronc éclaté d'un saule, ses exhibitions entre copains, ses paillardises inabouties avec la fille Marchandise dont le père tressait des paniers. L'école communale où chaque matière constituait un épouvantail dressé sur sa route, à lui, descendant d'empereur !
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