Gare Saint-Lazare, comme elle passait dans le champ des caméras de surveillance, elle aperçut encore sa pauvre silhouette, en pied cette fois, sur les moniteurs de contrôle fixés au-dessous des panneaux d'affichage : longtemps qu'elle ne s'était plus vue sur un écran. Gloire ne s'y était pas regardée souvent de toute façon, le temps de sa petite célébrité instantanée, couchée comme un soleil à peine levé. A la télévision ç'avaient d'abord été trois ou quatre émissions de variétés jamais rediffusées, le temps d'exécuter en play-back Excessif suivi d' On ne part pas puis aussitôt après, au moment du procès, quelques rapides apparitions en fin de journal, toujours dans les mêmes rubriques Faits divers et Justice. Après cela jamais elle n'était repassée dans un téléviseur. Ne s'y était jamais revue que dans les zones électroménagères des grandes surfaces, sur les écrans de matériel vidéo en démonstration pour les particuliers, ou dans le métro, juste avant son départ de Paris, sur les écrans témoins qui montrent aux conducteurs de rames les allées et venues, sur les quais, de ces particuliers.
Mais désormais Gloire éviterait le métro. Un taxi la conduisit vers un petit hôtel calme dans une petite rue calme en marge de Montparnasse. L'hôtel n'avait pas l'air d'un hôtel, à mi-chemin de la pension de famille et de la maison de rendez-vous. Pas de réception à proprement parler mais un salon dans lequel une dame discrète et distinguée, tailleur et collier de perles, lui remit une clef sans formalité - pas de numéros non plus sur les portes des chambres. Gloire déposa son sac et sortit aussitôt, puis descendit la rue de Rennes à pied.
Vers Sèvres-Babylone, trois ou quatre heures d'après-midi lui suffiraient pour se reconstituer une garde-robe sans s'occuper des prix : un imperméable et deux jupes, deux pantalons, quatre plissés infroissables japonais, deux paires semblables de sandales de corde à semelles compensées. Puis en passant devant chez Guerlain elle entra se procurer quelques produits légers, presque aucun fard, tonic et lait démaquillant, petit spray de Jardins de Bagatelle. Rue de Grenelle, enfin, Gloire acheta deux coûteux sacs de cuir où serrer ses nouvelles possessions.
Rentrée se changer à l'hôtel, à peine maquillée, un second taxi la déposait plus tard dans le quartier des ministères, devant un élégant immeuble bas, sans enseigne indiquant sa raison sociale. Deux boules d'arbuste encadraient une porte en verre translucide et fer forgé. Après qu'elle eut endossé un peignoir blanc au rez-de-chaussée, monté une volée d'escalier, l'homme à l'étage eut une mimique soucieuse en la voyant qui s'avançait mais il ne manifesta nulle surprise, il ne poserait aucune question. C'est moi, dit Gloire. Bien sûr, dit l'homme, je vois.
César de son nom de peigne, grand oiseau pensif à lunettes de fer et crâne rasé d'atomiste, lui désigna un fauteuil. Installez-vous, dit-il, je suis enchanté de vous revoir, je vous fais servir un café ? Elle prit place devant un miroir et César, sans d'abord émettre le moindre commentaire, passa trois doigts dans sa chevelure, soulevant une mèche, en soupesant pensivement une autre et réservant son diagnostic. Seigneur, fit-il enfin d'un ton navré. Vous ne vous les seriez pas coupés vous-même, la dernière fois ? Gloire hocha la tête en souriant. Bien, dit César. Alors ? J'essaie d'arranger les choses telles quelles, ou bien on reprend tout à la base ?
- Tout à la base, dit Gloire, tout comme avant. La même couleur qu'avant.
Il la regardait, debout derrière elle, droit dans les yeux dans le miroir, ayant posé doucement ses mains sur ses épaules. Ça fait combien de temps ? fit-il doucement, trois ans ? Quatre, dit Gloire. Ces yeux posaient sur elle un regard affectueux démonté, puis discrètement remonté en regard ironique. Vous n'avez pas du tout changé, dit-il. Bon, je ne parle pas des cheveux, naturellement. Il saisit une paire de ciseaux.
Une heure et demie plus tard, le soleil va se coucher quand Gloire traverse la Seine par le pont de la Concorde avant de remonter les Champs-Elysées à pied. La lumière est soyeuse et blonde, et Gloire aussi. Elle est revenue à l'état de grande blonde, elle se tient droite, elle n'a presque plus l'air folle, les hommes se remettent à se retourner sur son passage.
Rue de Tilsitt, entre l'ambassade de Belgique et l'ambassade du Zimbabwe, le cabinet Bardo, avocats associés, occupait tout un deuxième étage. Moquette brune, art abstrait dans l'entrée. Ayant demandé à rencontrer maître Lagrange, Gloire patienta quelques minutes, seule dans un salon assez vaste pour produire un écho. Parut un jeune avocat très nerveux, de petite taille, austère comme un formulaire et qui pria sobrement Gloire de le suivre jusqu'à la porte capitonnée de son bureau mais qui, celle-ci refermée, se mit à danser frénétiquement autour de la jeune femme, renversant la tête et battant l'air avec ses bras, tout en s'exclamant dans le tempo qu'il y avait si longtemps, qu'il était si content, qu'elle n'avait pas du tout changé. Gloire sourit, les avis concordaient.
Lagrange se calma très progressivement, comme très progressivement cesse de rebondir une super-balle, avant de se poser derrière son bureau où, quelques minutes encore, sur son fauteuil il rebondit decrescendo. Même après qu'il s'est apaisé, Lagrange demeure un homme essentiellement fébrile, monté comme Donatienne sur batteries surpuissantes et fourmillant de tics faciaux ; sous l'effet de cette agitation, ses petits complets cintrés s'usent plus vite sur lui que sur les autres. Quatre ou cinq fois, six ans plus tôt, Gloire se rappelait avoir partagé son lit : toute la nuit il était partout à la fois. De fait il est plutôt un avocat sans causes, n'en cherchant pas outre mesure, assez d'argent derrière son dos pour n'essayer de monter que des opérations incertaines et roulant en Opel. Mais honnête. Avec Gloire, en tout cas. C'est à lui qu'il revient, gracieusement, de gérer les biens de la jeune femme et de surveiller ses intérêts. Ma petite Gloire, dit-il, je suis là, tu sais que je suis là. Je Suis Là. Il la connaît depuis l'enfance ou presque, il est le seul à peu près au courant de tout. A l'opposé de César, il pose beaucoup de questions, libre à Gloire d'y répondre comme elle veut.
Mais pour l'heure, c'est surtout partir qu'elle veut.
- Où ? demande Lagrange.
- Le plus loin possible, dit-elle.
- Le plus loin possible, répéta rêveusement Lagrange. A part la Nouvelle-Zélande, l'Australie, je ne vois pas.
Défilèrent alors dans l'esprit de Gloire, à l'accéléré, les récits australiens d'Alain. Faune, flore, aborigènes, pêcheurs de perles ; steaks à la confiture et pensée primitive. Bon, dit-elle, va pour l'Australie. Tu es sûre que tu en es sûre ? s'inquiéta Lagrange. Oui, dit Gloire, et je voudrais aussi de nouveaux papiers d'identité. Trouve-moi un autre nom.
L'argent, d'abord, dit l'avocat en extrayant divers documents bancaires du dossier de Gloire. Il ressortit de cet examen que, premièrement, répartie en actions, obligations, studios en location, Gloire était à la tête d'une assez conséquente fortune. Et deuxièmement que ce capital s'était même arrondi ces derniers temps, les mensualités virées par Lagrange en Bretagne étant bien inférieures aux intérêts de ces placements. Parfait. A cela Gloire répondit, premièrement qu'elle aurait besoin de sommes bien plus élevées pendant ce voyage. Et deuxièmement que non, rien de changé dans sa vie, pas spécialement de nouvel homme, elle avait simplement envie de bouger. Elle s'abstint de mentionner la visite de Kastner et ce qui s'était ensuivi. Parfait.
Puis ils examinèrent l'avenir australien. Lagrange s'occuperait de tout : billets d'avion, visas, virements, réservations, poste restante. Et puis pense à mon nom, rappela Gloire, mes papiers. Bon, dit Lagrange, c'est toujours compliqué mais je vais m'arranger. Qu'est-ce qui te ferait plaisir, comme nom ? Comme tu veux, dit Gloire, à toi de voir. Bon, dit Lagrange, je t'invite à dîner ?
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