J'ai un gros avantage sur le poursuivi, je suis nu-pieds et ce ne sont pas les fringues qui me gênent pour courir.
Je gagne du terrain nettement. Dix mètres encore et il est à moi. Il le comprend et tire par-dessus son épaule gauche. La balle me siffle à l'oreille et va se perdre dans le radiateur d'un camion. Plus que six mètres.
— Arrête où tu es mort ! lancé-je.
Au lieu de répondre, il défouraille encore, mais il ne lui reste plus de pralines dans son bocal. Alors il s'engouffre sous un porche. J'y pénètre à sa suite. Il s'élance dans un escalier de bois ; moi itou (comme dirait Troulala).
Je plonge et je saisis un pan de son imper. Je tire. Cette carne défait son vêtement qui me reste dans les pognes. Il poursuit son ascension. Je continue la mienne. Il m'a repris un peu d'avance. Je l'entends qui réarme son arquebuse tout en escaladant les marches. On franchit le premier étage ; le second, puis le troisième. Au quatrième c'est le terminus : tout le monde descend. Je pige sa tactique. Il se couche sur le palier, au ras de l'escalier. Il occupe une position stratégique de première classe. Le gars Bibi ne commet pas l'imprudence de poursuivre la grimpée. Au contraire, je me hâte de redévaler, quelques marches de manière à me trouver sur le palier du troisième. Nous voici quittes, en sommes. Je ne peux plus monter, mais lui ne peut plus descendre. Je préfère ma position à la sienne. D'en bas me parvient une rumeur de foule. Puis de grosses godasses signées Poulmane's house font chanter les vieilles marches de bois. Des pèlerins en pèlerines montrent le bout de leurs képis à l'étage au-dessous. Vu en coupe, il serait bidonnant, cet immeuble !
— Jetez votre revolver et levez les bras ! m'ordonne un agent.
On a raison de dire que l'agent ne fait pas le bonheur.
— Ne vous tracassez pas pour moi, les gars, leur dis-je, je fait partie de la police. Appelez plutôt des renforts car il y a un type dangereux à alpaguer à l'étage au-dessus.
— Si vous ne jetez pas tout de suite votre arme, nous tirons ! répond le poulet.
Vous parlez d'un petit incrédule !
— Je suis le commissaire San-Antonio ; lui révélé-je, certain de l'épater.
— Et moi le duc de Guise, rétorque ce fin lettré qui ne doit pas rater les émissions de M. Castelot.
Pour lui un flic ne saurait se balader en slip dans les rues de Pantruche, comprenez-vous ? On est conformiste dans la rousse.
Si mon ange gardien ne me débloque pas dare-dare (comme dirait mon ami Frédéric) un crédit d'imagination, je vais me faire repasser par les archers de ma compagnie, ce qui serait un comble.
— Ne tirez pas, bon Dieu, puisque je vous répète que je suis San-Antonio. Allez au 44 de la rue, chez Mlle Danlhavvi, vous y trouverez mes fringues et mes papiers.
— Et pendant ce temps, vous…
J'ai une idée de génie.
— Le commissaire de votre quartier s'appelle Nézel. Gaston Nézel, dit Tonton ; vrai ou faux ?
Les poulardins sont troublés.
— Et avant lui c'était le commissaire Plucheux, Édouard Plucheux. Il avait une tache de vin sur la joue droite.
J'ai gagné, les gars.
— Peut-être qu'il dit vrai ? suggère le deuxième poultock.
— Je vous demande d'aller chercher des renforts. Il y a à l'étage supérieur un tueur que je veux attraper vivant…
— Pas besoin de renfort ! fanfaronne le poulet incrédule.
Il me rejoint, son pétard à la main. Au passage il me dévisage.
— En effet, soupire-t-il, je crois bien que vous êtes le commissaire San-Antonio.
— Et moi j'en suis persuadé, réponds-je. Il manque de déférence. Le tordu qui a prétendu un jour que l'habit ne faisait pas le moine devait avoir une chenille velue à la place de la cervelle. Je vous garantis qu'un superman déloqué n'impressionne plus ses subordonnés. Pour bien me prouver sa suffisance, le gardien of the peace continue de gravir les marches. Et, naturellement, ce qui devait se produire, se produit : il écope d'une prune en plein cigare. Il reste un instant immobile, sidéré, puis il bascule en arrière et reste étendu sur les marches, la tête en bas. Un gros filet de sang pourpre dégouline de sa blessure et ruisselle sur l'escalier avec un petit bruit immonde.
— Vous avez pigé, maintenant ? fais-je au second poulet. Alertez la brigade des gaz et en vitesse.
Il ne demande pas mieux que de se rabattre à l'air libre.
La détonation n'a pas fait beaucoup de bruit grâce au silencieux (c'est une marotte chez ces Alabaniens). Pourtant, les gens de l'immeuble commencent à débouler de leurs logements, alertés par le brouhaha. J'entends une porte s'ouvrir, au-dessus de moi. Un nouveau coup de feu claque. Un cri lui répond, suivi de la chute d'un corps. Je perçois un piétinement. Le tueur vient de quitter son poste de guet pour se terrer chez un locataire qu'il vient d'effacer. Je me hasarde : en effet, le palier n'est plus occupé que par un cadavre de vieux monsieur.
Le malheureux agonise avec des petites ruades tragicomiques. La vie est un mal dont on a parfois de la peine à guérir.
Au quatrième, il n'y a qu'une porte, je n'ai donc pas le choix. Je me plaque au mur, et j'appuie le canon de mon camarade Tu-Tues contre le trou de la serrure. Je tire. La détonation fait un bruit d'enfer et la porte s'ouvre. Je risque un œil. L'appartement est minable : deux petites pièces sales, noires, chichement meublées. Une fenêtre ouverte, j'y cours… Mon tueur fuit par les toits. Il a sauté sur la couverture de zinc d'un hangar situé cinq mètres plus bas, et il court en direction d'une cheminée. Je sauterais bien, mais sans souliers je risque de me claquer la cheville. Alors j'avance le bras, je ferme un œil. C'est toujours un instant terrible que de tirer sur un fuyard. Répondre à une attaque c'est spontané, ça ne demande que des réflexes. Mais viser un type qui se débine nécessite une force de caractère peu commune. Je vise ses jambes et je lâche mes bastos. Une, deux, trois, quatre. Posément. Le gars fait une pirouette, ses flûtes lui disent bonsoir et il s'abat sur le toit. Il cherche à se cramponner, mais la pente le happe, l'entraîne, l'absorbe. Il roule de plus en plus vite. Il perd son chapeau de toile qui reste à plat, bête et anachronique sur cette immensité de métal gris. Il roule vers le gouffre de la rue. Un instant il parvient à agripper le chéneau, d'une main. De celle, hélas, qui tient le revolver. Il n'a pas lâché son arme. Cette gouttière qui pourrait le sauver, il ne la tient qu'avec deux doigts, c'est trop peu pour son poids et il disparaît. Je demeure immobile, crispé, fou d'appréhension. Ça a beau n'être qu'un tueur sans scrupule…
Des cris lointains, un choc plus lointain encore.
Je regarde le chapeau sur le toit. Pendant un instant, l'univers me parait aussi triste et vide que ce chapeau.
La pèlerine d'agent, c'est comme les couteaux suisses : ça possède des usages multiples. Celle de l'agent cané me sert à combattre ma presque nudité et celle de son collègue à masquer le corps disloqué du tueur.
Je ressemble à un roi mage, faut reconnaitre. Enquêter en slip et en pèlerine noire dans une rue populeuse de Paris, c'est un exploit que je croyais vivre qu'en rêve, si je puis dire. Les badauds sont plutôt ahuris. Il y a un touriste amerlock qui me photographie sur toutes les coutures. J'explore les poches du buteur buté : elles sont vides. Pas un papier, pas la moindre carte de pêche, pas le plus petit ticket de métro : un peu de fric et c'est tout. Je contemple le visage du défunt — ce qu'il en reste — et je constate qu'il s'agit d'un ouistiti d'une trentaine d'années, grêlé comme un mois de Mars. Inutile de perdre mon temps, l'Identité s'occupera de sa pomme. Je regagne le gîte de Yapaksa. La pauvrette est morte de frousse. D'un doigt mélancolique elle caresse les trous de balle agrémentant-le mur. L'un des projectiles a pulvérisé un petit Sèvres qu'elle avait acheté à Babylone et un autre a perforé son soutien-gorge posé sur le dossier d'une chaise.
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