Je ne me réponds rien. Le logement est en désordre, mais c'est le désordre de Morpion. Les chats devraient composer une ambiance rassurante, et pourtant ils ont quelque chose de funèbre. Voyons : ce matin, Maupuy a appelé au bureau. Il voulait me parler d'urgence. Qu'avait-il à me dire ?
Il est sorti, négligeant, lui, l'homme routinier, de prendre son courrier chez la concierge.
C'est suspect.
Oh, naturellement, des tordus comme vous ne s'arrêteraient pas à ces minuscules détails. Vous autres, vous seriez capables de vous asseoir sur un fourneau sans même remarquer s'il est allumé ou non. Seulement, le commissaire bien-aimé travaille dans le minutieux, lui. Il a une sensibilité de fonceur de coffres. Les impondérables c'est sa pâture. Alors, comme il est plus sensible qu'une plaque photographique, il est là, indécis, à se dire que ça carbure mal et chercher pourquoi.
Je décide d'aller au burlingue interviewer Béru. Des fois que Morpion lui aurait fourni des explications ?
C'est en me dirigeant vers la lourde que ma sagacité proverbiale fait son turf. Je découvre ce qu'il y a de choquant dans l'appartement. Oh, il s'agit d’un léger détail, mes fils : on a décroché le petit balancier de la pendulette. Il repose a côté de celle-ci, tout bête. Le cadran inerte indique dix heures moins vingt. Je mate l'heure à ma propre horloge. Il va être midi.
Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais J'en connais que ça étonnerait, non ?
— Béru est rentré chez lui, me dit le préposé. Il a du monde à déjeuner.
Avec un soupir gros comme le Mistral lorsqu'il est en rogne, je décide d'aller visiter les Bérurier. Je parviens dans leur immeuble au moment où un vieillard ensanglanté dévale l'escalier en courant, suivi d'une vieillarde glapissante, puis d'une quadragénaire larmoyante et enfin d'un gamin hilare. J'intercepte ce petit monstre.
— Qu'est-ce qui arrive, joyeuse tête d'hilare ? m'inquiété-je.
— C'est le tigre à M. Bérurier qui vient de mordre grand-père, m'explique-t-il en échappant à mon étreinte.
Chez les Béru c'est la consternation. Le Gros est en train de savater d'importance le minet du Bengale qu'il a ramené de Torrino.
— Clémenceau ! A la niche tout de suite ! mugit le Dompteur.
Sa baleine me saute sur le poiluchard et m'inonde de ses larmes. Elle maudit son horrible bonhomme dont les marottes insensées compromettent la félicité du ménage.
Explications : ils étaient sur le point d'acheter une petite maison de campagne en viager. Les « gens » en question étaient venus signer, mais le vieux propriétaire a pris une quinte de toux. Or, Clémenceau, le tigre des Bérurier, a horreur d'entendre tousser. Il s'est jeté sur le vendeur et l'a déguisé en Van Gogh, en lui mangeant l'oreille droite. L'affaire semble donc compromise.
Béru a fini par boucler son médor à rayures dans les gogues. Ça n'arrange rien, vu que son Saint-Bernard s'y trouvait déjà, ainsi que la bonne. Un remue-ménage monstre éclate. La bonne, une blême-blondasse-verrues-poilues sort avec la lunette des ouatères autour du cou tenant le Saint-Bernard en laisse avec la chaîne de la chasse d'eau. Elle ne parvient pas pour autant (ni pour moins que ça) à contrôler le toutou.
Le tigre et lui se paient une peignée féroce. Berthe est obligée de se mettre hors d'atteinte en grimpant sur la table. Seulement le meuble est conçu pour supporter une coupe d'opaline et il s'écroule sous la charge. Berthe se raccroche au lustre. Lui non plus le pauvre biquet, n'était pas conçu pour. Il cède à Berthe, imitant en cela tous les livreurs du quartier. Le cétacé dérouille une vasque de verre format couvercle de lessiveuse sur la théière. Les éclats constellent les environs immédiats. En tombant, le lustre a entraîné deux mètres carrés de plafond. Malheureusement, ce plafond était à double usage puisqu'il servait de plancher au voisin du dessus.
Par l'orifice on aperçoit un vieux monsieur surpris qui branche à tout va son sonotone à air conditionné sur la corrida.
— Bonsoir, Monsieur Lesage ! lui crie aimablement Béru tout en cherchant à séparer les antagonistes. Excusez le désordre, c'est ces maudites bestioles qui nous font des misères.
— Non, merci, j'ai déjà déjeuné ! répond le sourdingue qui n'a pas pigé.
La bonne a fini par lâcher la chaîne. Elle vient au secours de Berthe et lui enlève les morceaux de lustre plantés dans ses bajoues au moyen d'une pince à sucre. Elle pleure la pauvre soubrette. Elle ne comprend pas qu'il puisse arriver des malheurs, pareils étant donné qu'elle a sur elle une médaille de Lourdes bénite par Mgr Pétaouchenock en personne. Y a vraiment des trucs inexplicables en ce bas monde ! Béru est un cyclone à lui tout seul. Il affirme qu'il est le seul maître à bord et qu'il va se fâcher. En représailles, le Saint Bernard lui dérobe le fond de son pantalon, tandis que le tigre emporte la manche de son veston. Mais Bérurier sait traverser les épreuves le front haut. Il suit contre vents et ma raie son petit bonhomme de boulevard. Il court à la cuisine, s'empare d'une marmite posée sur le feu sans même prendre la peine d'en ôter le couvercle.
— Ah ! mes sagouins, éructe l'étrusque, une marmite d'eau bouillante, ça va vous calmer les nerfs.
Et vlan, il balance le contenu du récipient en direction des combattants. Horreur, il ne s'agit pas d'eau mais d'une onctueuse blanquette de veau. Re-horreur, c'est Berthe qui la réceptionne dans son décolleté. Ah ! mes aïeux, vous parlez d'une recette ! La blanquette de veau-gras double, c'est la trouvaille du siècle. B.B. se met à ululer comme les sirènes de midi le premier jeudi du mois. Elle dit qu'elle meurt. Mais elle le dit avec une énergie rassurante. Elle arrache son corsage de soie imprimée qui représente des choux-fleurs sur un fond de pétales de roses. Elle arrache son monte-charge à calandre blindée, elle défait sa gaine. Moi je vous jure qu'au Crazy horse saloon son numéro ferait sensation.
Honteux de son cruel échec avec la blanquette, le Gros emploie d'autres moyens plus vigoureux. Il s'empare d'un lampadaire en bois tourné et décrit des moulinets ravageurs. Deux potiches, la photo de ses parents, un plâtre d'art représentant un cerf dans un hallier, la couronne de fleurs d'oranger de madame (sous cloche de verre), le buste en sucre du général Weygand, un poste à transistors, le cadran du téléviseur, la glace de la desserte, le marbre de la cheminée, un chandelier en faux bois véritable, une langouste naturalisée, un baromètre au beau-fixe, un broc à injection, une paire d'appliques Empire et la pièce montée destinée au dessert sont anéantis en un laps de temps extrêmement réduit. Le lampadaire s'abat enfin sur les antagonistes à poils. C'est le tigre qui morfle. Il éternue douze dents impeccables et s'abat. Déconcerté, le Saint-Bernard se met à lui humer le fouinozof. Un second coup de lampadaire le met à l'horizontale. Béru balance son arme pardessus son épaule. L'abat-jour coiffe le chef de Berthe en costume d'Eve. Vous ne pouvez pas savoir ce qu'elle est chouette, notre brave baleine, avec pour tous vêtements : des bas, un abat-jour en parchemin et une brûlure. Elle n'a plus la force de rouscailler. Finie, terminée, soumise, qu'elle est ! Il avait raison ; Béru, c'est lui le seul maître à bord après Dieu. Il fait l'inventaire des décombres : son tigre est mort, le Sahara Bernard a l'échine brisée et il va falloir cavaler chez Lévitan pour rebecqueter le logement.
— Voilà ce dont il retourne quand on me fait sortir du Mékong ! lance-t-il en guise d'ultime avertissement.
Mais déjà, l'oreille de l'homme averti devine une légère angoisse dans sa voix. Il sait, le bon Gros, que le choc en retour ne tardera pas. Berthe, c'est pas le genre de paroissienne qui tolère longtemps un rebecca de cet ampleur dans sa carrée. Les représailles vont valoir le coup de cidre, les gars !
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