Emile Gaboriau - La clique dorée

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Et tout en longeant les boulevards, éclairés encore et peuplés de promeneurs, il appliquait tout ce qu'il avait de volonté et d'intelligence à examiner bien en face et froidement la situation.

Tout d'abord, il s'était persuadé qu'il aurait affaire à quelqu'une de ces vulgaires exploiteuses, en quête d'une retraite pour leurs vieux jours, qui tendent leurs piéges grossiers aux vieillards et aux adolescents, qui font «chanter» les familles, la menace d'un mariage honteux sur la gorge, et dont on se débarrasse moyennant une grosse somme, quand la préfecture de police n'y peut rien.

Alors, il avait quelque espoir.

Mais voici que tout à coup se dressait devant lui une de ces redoutables aventurières de la «haute vie,» qui ont su ménager, sinon sauver les apparences, et dont la position est assez équivoque pour leur donner l'attrait de tout ce qui est mystérieux et étrange.

Comment lutter contre une telle femme, et avec quelles armes!.. Comment l'atteindre et où la frapper?

N'était-ce pas folie que de songer seulement à lui faire lâcher la proie magnifique prise dans ses filets, Dieu sait par quels moyens! qu'elle devait considérer comme sienne désormais, et dont par avance elle se délectait?

– Mon Dieu!.. murmurait Daniel, envoyez-moi une idée…

Mais l'idée ne venait pas, et c'est en vain qu'il mettait à la torture son esprit frappé de stérilité.

Arrivé chez lui, cependant, il se coucha comme d'ordinaire, mais la conscience de son malheur devait le tenir éveillé.

A neuf heures du matin, n'ayant pas fermé l'œil et brisé de cette fatigue atroce de l'insomnie, il allait se lever quand on sonna à la porte.

Il se jeta vivement à bas de son lit, s'habilla en deux temps et courut ouvrir.

C'était M. de Brévan qui venait chercher des nouvelles de la présentation de la veille, et dont le premier mot fut:

– Eh bien?

– Hélas! répondit Daniel, le plus sage serait de se résigner…

– Diable! vous êtes prompt à jeter le manche après la cognée…

– Que feriez-vous donc, vous, à ma place? Cette femme est belle à troubler la raison… le comte est fasciné.

Et avant que Maxime pût répliquer, simplement et brièvement, Daniel lui dit son amour pour Mlle de la Ville-Handry, quelles espérances on lui avait permis de concevoir, et comment avec ces espérances s'évanouissait le bonheur de sa vie…

– Car il n'est plus d'illusions possibles, Maxime, ajoutait-il avec l'accent du plus sombre découragement. Ce qui m'attend, je le prévois, je le sens, je le sais. Henriette, obstinément et quand même, fera tout pour empêcher le mariage de son père, et jusqu'au dernier moment elle luttera. Est-il de mon devoir de la soutenir? Oui. Réussirons-nous? Non. Mais nous nous serons fait une ennemie mortelle de miss Sarah. Et le lendemain du jour où, malgré nous, elle sera devenue la comtesse de la Ville-Handry, sa première pensée sera de se venger et de nous séparer à jamais, Henriette et moi.

Si peu accessible à l'émotion que dût être M. de Brévan, le désespoir de celui qu'il appelait son ami le troubla visiblement.

– Bref, mon pauvre Daniel, fit-il, vous en êtes à ce point où on ne sait plus ce qu'on fait. Raison de plus pour écouter les conseils d'un homme de sang-froid. Il faut vous faire présenter chez miss Sarah.

– Elle m'a invité…

– Bon, cela. N'hésitez pas, allez-y.

– Qu'y faire?

– Peu de chose… Vous ferez un doigt de cour à Sarah, vous serez aux petits soins pour mistress Brian, vous tenterez la conquête de l'honorable Thomas Elgin. Enfin, et surtout, vous écouterez de toutes vos oreilles, vous regarderez de tous vos yeux…

– J'avoue que je ne comprends pas bien.

– Quoi!.. Vous ne comprenez pas que la situation de ces audacieux aventuriers, si assurée qu'elle paraisse, ne tient peut-être qu'à un fil?.. Que faut-il pour le trancher, ce fil?.. Une occasion… Et quand on a tout à attendre et à espérer de l'occasion, on la guette…

Daniel ne semblait pas convaincu.

– Miss Sarah, ajouta-t-il, me parlera de son mariage.

– Assurément.

– Que répondrai-je?

– Rien… ni oui, ni non… vous sourirez, vous vous déroberez, vous gagnerez du temps…

Il fut interrompu par le portier de Daniel – c'était son domestique aussi – qui entrait, tenant une carte à la main.

– Monsieur, dit-il, c'est un monsieur qui est en bas dans une voiture, et qui m'envoie savoir s'il ne vous dérange pas…

– Le nom de ce monsieur?..

– Le comte de la Ville-Handry, voici sa carte.

– Vite, s'écria Daniel, vite, courez le prier de monter…

M. de Brévan s'était levé vivement, il avait déjà son chapeau sur la tête, et dès que le concierge fut sorti:

– Je file, dit-il à Daniel.

– Pourquoi?

– Parce qu'il ne faut pas que le comte me trouve ici… Vous seriez forcé de me présenter, il retiendrait peut-être mon nom et s'il apprenait à Sarah que je suis votre ami, tout serait fini…

Il sortait en effet, lorsqu'on entendit remuer la clef de la porte d'entrée.

– Le comte, fit-il, je suis pris.

Mais Daniel, ouvrant rapidement sa chambre, l'y poussa et referma la porte.

Il était temps, le comte entrait.

VI

M. de la Ville-Handry avait dû se lever matin. Bien qu'il ne fût pas encore dix heures, il resplendissait, fardé de frais qu'il était, teint et frisé à miracle. Or, toute cette toilette réparatrice ne pouvait pas être l'œuvre d'un moment.

– Ouf! fit-il en entrant, c'est haut chez vous, mon cher Daniel…

Etourdi! Il oubliait son rôle de jouvenceau. Mais il s'en aperçut, car vivement il ajouta:

– Ce n'est pas que je m'en plaigne, au moins!.. Quelques étages à grimper ne me font pas peur!..

Et en même temps, d'un air de complaisance, il tendait le jarret, comme pour en attester le ressort, la souplesse et la vigueur.

Déjà, cependant, plein de déférence pour le père de Mlle Henriette, Daniel lui avait avancé le meilleur fauteuil de son modeste logis.

Le comte s'assit, et d'un ton léger qui contrastait avec le très visible embarras de ses mouvements:

– Gageons, mon cher Daniel, commença-t-il, que vous êtes fort surpris et non moins intrigué de me voir chez vous!..

– Je l'avoue, monsieur, si vous aviez à me parler, vous n'aviez qu'à m'écrire, je me serais aussitôt empressé…

– De venir chez moi, n'est-ce pas?.. Inutile. La vérité est que je n'ai rien à vous dire. C'est un rendez-vous manqué qui vous vaut ma visite. Je devais rencontrer un de mes amis au Corps législatif, et il ne s'y est pas trouvé… Assez mécontent, je rentrais, lorsque, passant devant chez vous, je me suis dit: Si je montais surprendre mon marin! Je lui demanderais ce qu'il pense de certaine jeune dame à qui, hier soir, il a eu l'honneur d'être présenté…

C'était ou jamais l'occasion de suivre les prudents conseils de M. de Brévan, aussi Daniel, au lieu de répondre, se contenta-t-il de sourire le plus agréablement qu'il put…

Ce n'était pas assez pour le comte, aussi reprenant sa question:

– Voyons, insista-t-il, là, franchement, que pensez-vous de miss Sarah Brandon?..

– C'est une des plus belles personnes que j'aie vues de ma vie, monsieur…

Un éclair de joie et d'orgueil brilla dans les yeux de M. de la Ville-Handry.

– Dites la plus belle, s'écria-t-il, la plus merveilleusement et la plus idéalement belle!.. Et c'est là le moindre, le plus infime de ses mérites, M. Daniel Champcey… Parle-t-elle, aussitôt les charmes de son esprit effacent les séductions de sa beauté… Et dès qu'on la connaît, on oublie sa beauté et son esprit pour n'admirer plus que sa simplicité enjouée, sa candeur naïve et les trésors de son âme chaste et pure…

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