Emile Gaboriau - La clique dorée
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Il avait le claque sous le bras, un camélia à la boutonnière, et ses gants paille s'appliquaient si juste sur sa main que sous peine de les faire éclater, il ne pouvait remuer les doigts.
– Le comte de la Ville-Handry!.. murmura Daniel.
Mais on lui frappait doucement sur l'épaule; il se retourna.
C'était M. de Brévan qui, d'un ton d'amicale ironie, lui dit:
– Votre vieil ami, n'est-ce pas? L'heureux prétendant de miss Brandon.
– Oui, c'est vrai, je l'avoue…
Sans doute, il allait expliquer les raisons de sa discrétion, quand M. de Brévan l'interrompit:
– Voyez donc, Daniel, voyez donc!..
M. de la Ville-Handry avait pris place sur le devant de la loge, près de miss Sarah, et avec une affectation étudiée, il lui parlait, se penchant vers elle, gesticulant et riant de toutes les longues dents jaunes qui lui restaient. Visiblement, il tenait à être vu à cette place et à s'afficher.
Mais tout à coup, miss Sarah lui ayant dit un mot, il se leva brusquement et disparut.
La cloche de l'entr'acte sonnait, annonçant que le rideau allait se lever…
– Sortons, proposa Daniel à M. de Brévan, je souffre ici.
Il souffrait, en effet, à voir le rôle ridicule que jouait le père de Mlle Henriette. Mais il n'avait plus de doutes: pour lui, l'aventurière s'était dénoncée par la façon dont elle agaçait ce vieillard amoureux.
– Ah! nous aurons du mal à tirer le comte des griffes de cette sorcière… murmura Maxime.
Sortis du théâtre, ils venaient de prendre le passage pour gagner le boulevard, lorsqu'ils virent venir à eux un homme de haute taille, emmitouflé dans un grand pardessus, que suivait un garçon portant une grosse brassée de roses magnifiques.
C'était le comte de la Ville-Handry.
Se trouvant nez à nez avec Daniel, il parut d'abord interdit, puis reprenant son aplomb:
– Comment, c'est vous, mon cher, dit-il, d'où diable sortez-vous?
– Du théâtre.
– Et vous fuyez avant le cinquième acte! C'est un crime de lèse-Mozart, cela… Allons, revenez et je vous promets une surprise…
Vivement, M. de Brévan se rapprocha.
– Allez, souffla-t-il à Daniel, voilà l'occasion que je cherchais pour vous…
Et saluant, il se retira.
Un peu surpris, Daniel s'était mis à trotter aux côtés du comte, lorsqu'il le vit s'arrêter devant un grand landau, découvert malgré le froid, et gardé par trois valets en grande livrée.
A la vue du comte, tous trois se découvrirent respectueusement, mais lui, sans s'inquiéter d'eux, appelant le commissionnaire qui portait les fleurs:
– Effeuille-moi, lui dit-il, toutes ces roses dans le fond de cette voiture.
L'homme hésita… C'était un garçon fleuriste qui venait de voir payer tous ces bouquets huit ou dix louis, et dame! il jugeait la fantaisie un peu roide. Cependant, le comte insistant, il obéit. Et lorsqu'il eut fini:
– Voilà cent sous pour ta peine! dit M. de la Ville-Handry.
Et il reprit sa course, toujours escorté de Daniel de plus en plus étonné.
Véritablement la passion le rajeunissait et lui donnait des ailes. Il franchit d'un saut les marches du péristyle, et en moins de rien arriva à la loge de miss Brandon.
En l'apercevant, l'ouvreuse s'était empressée d'ouvrir.
Il prit alors la main de Daniel, et l'attirant dans la loge tout près de miss Sarah:
– Permettez-moi, miss, dit-il à la jeune fille, de vous présenter M. Daniel Champcey, un de nos officiers de marine les plus distingués.
Daniel s'inclina, saluant tour à tour mistress Brian et le roide et long sir Tom.
– Vous n'êtes pas à savoir, cher comte, répondit miss Sarah, que vos amis seront toujours les bienvenus.
Puis se retournant vers Daniel:
– Il y a d'ailleurs longtemps, monsieur, ajouta-t-elle, que je vous connais.
– Moi, mademoiselle.
– Vous, monsieur… Et je sais même que vous êtes un des hôtes les plus assidus de l'hôtel de la Ville-Handry…
Elle considéra Daniel d'un air de malice naïve, et toute riante, elle reprit:
– Par exemple, le cher comte aurait peut-être tort d'attribuer votre assiduité à ses seuls mérites… J'ai ouï parler d'une jeune fille…
– Sarah!.. interrompit mistress Brian, ce que vous dites là est inconvenant, tout à fait!..
Loin de calmer l'hilarité de miss Sarah, cette remontrance la redoubla. Et s'adressant à sa parente, sans cesser de fixer Daniel:
– Puisque M. le comte, dit-elle, autorise les espérances de monsieur, il est bien permis d'en parler… Il faudrait, pour les empêcher de se réaliser, des choses si extraordinaires!..
De rouge qu'il était, Daniel devint blême.
Prévenu comme il l'était, cette dernière phrase si gaiement prononcée lui parut un avertissement et une menace.
Cependant il n'eut pas le loisir de réfléchir. Le spectacle finissait; miss Brandon jeta une pelisse sur ses épaules et sortit au bras du comte, et il dut les suivre, traînant mistress Brian, ayant sur les talons le roide et long sir Tom.
Le landau attendait. Les valets avaient déplié le marche-pied, miss Sarah s'élança.
Mais son pied avait à peine touché le fond de la voiture, que violemment elle se rejeta en arrière, en criant:
– Qu'est-ce!.. qu'est-ce qu'il y a là…
Le comte s'avança, la bouche en cœur:
– Vous adorez les roses, fit-il, j'ai ordonné d'en effeuiller…
Et en prenant une poignée, il la montra.
Mais aussitôt la peur de miss Brandon se changea en colère:
– Vous voulez donc me fâcher décidément, fit-elle… Vous voulez donc faire dire que j'inspire toutes sortes de folies… Gâcher pour dix louis de fleurs, le beau mérite, quand on est quatre fois millionnaire…
Puis, voyant à la lueur du réverbère, la mine du comte s'allonger, d'une voix à achever de lui faire perdre la raison, elle ajouta:
– Mieux eût valu m'apporter vous-même un bouquet de violettes d'un sou…
Cependant mistress Brian s'était installée près de sa nièce; sir Tom monta, et ce fut ensuite le tour du M. de la Ville-Handry. Enfin le valet de pied ferma la portière…
Alors miss Sarah se penchant vers Daniel:
– J'espère, monsieur, lui dit-elle, que j'aurai le plaisir de vous recevoir… Le cher comte vous dira mon adresse et mes jours… Moi, d'abord, en ma qualité d'Américaine, j'adore les marins et je veux…
Le reste se perdit dans le bruit des roues.
La voiture qui emportait miss Sarah Brandon et le comte de la Ville-Handry était loin déjà, que Daniel demeurait encore à la même place, sur le bord du trottoir, immobile, étourdi, assommé…
Tous ces événements étranges, tombant en quelques heures, coup sur coup, dans sa vie si calme, le bouleversaient à ce point qu'il en était à se demander s'il n'était pas le jouet d'un odieux cauchemar…
Hélas, non!.. Cette Sarah Brandon, qui venait de passer telle qu'une vision éblouissante, elle existait réellement, et là, sur les dalles humides du trottoir, une poignée de roses effeuillées attestait encore la puissance de ses séductions et la folie du comte de la Ville-Handry.
– Ah!.. nous sommes perdus! s'écria Daniel, si haut que plusieurs passants s'arrêtèrent, espérant peut-être un de ces drames de la rue qui alimentent les faits divers.
Leur attente fut déçue.
S'apercevant de l'attention dont il était l'objet, Daniel haussa les épaules, et brusquement s'éloigna dans la direction du boulevard.
Il avait bien promis à Mlle Henriette de lui apprendre, le soir même, s'il était possible, ce qu'il aurait découvert, mais il était trop tard pour se présenter à l'hôtel de la Ville-Handry: minuit sonnait.
– J'irai demain, pensa-t-il.
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