MARINA
Ne crains rien, l'enfer est réservé à tes oppresseurs.
JACOPO FOSCARI
J'espère que non.
MARINA
Tu l'espères?
JACOPO FOSCARI
Non, je ne puis leur souhaiter tous les maux qu'ils m'ont infligés.
MARINA
Quoi! ces démons incarnés! Ah! puissent-ils mille fois les subir à leur tour; et puissent les vers éternellement rongeurs les dévorer!
JACOPO FOSCARI
Ils peuvent se repentir.
MARINA
Dans ce cas-là même, leurs remords seraient trop tardifs; Dieu n'accepte pas ceux des démons.
(Entrent un officier et des gardes.)
OFFICIER
Signor! la barque est sur le rivage; – le vent est levé: nous n'attendons plus que vous.
JACOPO FOSCARI
Je suis prêt. Mon père, encore votre main.
LE DOGE
La voici. Hélas! comme la tienne tremble!
JACOPO FOSCARI
Non, vous vous trompez: c'est la vôtre, mon père. Adieu.
LE DOGE
Adieu. N'as-tu plus rien à recommander?
JACOPO FOSCARI
Non-rien. (À l'officier.) Donnez-moi votre bras, cher signor.
OFFICIER
Vous devenez pâle, – laissez-moi vous soutenir, – plus pâle! – holà! quelque aide! de l'eau!
MARINA
Il se meurt!
JACOPO FOSCARI
Je suis prêt maintenant. – Un nuage étrange couvre mes yeux; – où est la porte?
MARINA
Éloignez-vous! c'est à moi de le soutenir. – Mon bien-aimé! ô ciel! comme le mouvement de son cœur est faible!
JACOPO FOSCARI
De la lumière! Est-ce là de la lumière? – je me meurs. (L'officier lui présente de l'eau.)
OFFICIER
Peut-être sera-t-il mieux au grand air.
JACOPO FOSCARI
Je n'en doute pas. Vos mains, mon père, ma femme-
MARINA
La mort est dans cette étreinte glacée. Ô ciel! – mon Foscari, comment vous trouvez-vous?
JACOPO FOSCARI
Bien! (Il expire.)
OFFICIER
Il est passé.
LE DOGE
Il est libre.
MARINA
Non, – non, il n'est pas mort; il doit encore y avoir de la vie dans ce cœur: – il n'aurait pu me laisser ainsi.
LE DOGE
Ma fille!
MARINA
Silence, vieillard! je ne suis plus ta fille: – tu n'as plus de fils. Ô Foscari!
OFFICIER
Il nous faut emporter le corps.
MARINA
Ne le touchez pas, odieux bourreau! avec sa vie cessent vos viles fonctions; et vos lois homicides elles-mêmes ne les continuent pas au-delà du meurtre. Laissez sa dépouille mortelle à ceux qui seuls peuvent honorer sa mémoire.
OFFICIER
Je dois prévenir la seigneurie, et attendre sa volonté.
LE DOGE
Informez la seigneurie de ma part, de la part du Doge, qu'ils n'ont plus le moindre droit sur ces cendres. Pendant sa vie, il leur appartenait, comme étant leur sujet: – maintenant il m'appartient. – Mon déplorable fils!
(L'officier sort.)
MARINA
Et je vis encore!
LE DOGE
Marina! vos enfans vivent.
MARINA
Mes enfans! oui-ils vivent, et moi aussi je dois vivre pour leur apprendre à servir l'état, à mourir comme mourut leur père. Combien on doit désirer et bénir dans Venise la stérilité! Pourquoi ma mère m'a-t-elle mis au monde!
LE DOGE
Mes malheureux enfans!
MARINA
Quoi? vous aussi, vous êtes enfin sensible! – vous! Qu'est donc devenu le stoïcisme de l'homme d'état?
LE DOGE, se jetant sur le corps
Là!
MARINA
Vous pleurez! je pensais que vos yeux n'avaient pas de larmes: – vous les réserviez pour l'instant où elles sont superflues. Mais pleurez! lui ne pleurera plus jamais-jamais, ô ciel! jamais!
(Entrent Lorédano et Barbarigo.)
LORÉDANO
Qu'y a-t-il ici?
MARINA
Ah! le démon venant insulter à la mort! Fuis! Satan incarné! cette terre est sainte, les cendres d'un martyr y reposent et en font un autel. Retourne au séjour des tourmens!
BARBARIGO
Madame, nous ignorions ce triste événement; nous allions au conseil, et nous ne faisons que passer.
MARINA
Passez donc!
LORÉDANO
Nous cherchons le Doge.
MARINA, indiquant le Doge, toujours étendu sur le corps de son fils
Il est occupé, vous le voyez, des affaires que vous lui avez préparées. Êtes-vous contens?
BARBARIGO
À Dieu ne plaise que nous troublions la douleur d'un père!
MARINA
Non; il vous a suffi de la causer: votre rôle est fini.
LE DOGE, se levant
Signor, je suis prêt.
BARBARIGO
Non, – pas maintenant.
LORÉDANO
Cependant, il importe beaucoup.
LE DOGE
S'il en est ainsi, je le répète encore, – je suis prêt.
BARBARIGO
Il n'en sera pas ainsi maintenant; dût Venise, comme un frêle vaisseau, s'engloutir dans l'abîme! Je respecte votre douleur.
LE DOGE
Je vous remercie. Mais si les nouvelles que vous apportez sont fâcheuses, parlez, rien ne peut me frapper plus vivement que l'objet que vous avez devant les yeux. Si elles sont bonnes, parlez; vous n'avez pas à craindre qu'elles me consolent .
BARBARIGO
Je voudrais qu'elles le pussent.
LE DOGE
Je ne m'adresse pas à vous , mais à Lorédano. Il me comprend.
MARINA
Je le prévoyais bien.
LE DOGE
Que voulez-vous dire?
MARINA
Voyez! le sang commence à rougir de nouveau les lèvres glacées de Foscari; – le corps saigne à la vue de l'assassin. (À Lorédano.) Vil meurtrier juridique, regarde! la mort elle-même rend témoignage de ton forfait.
LE DOGE
Ma fille! c'est une illusion de la douleur. (Aux suivans.) Emportez le corps. Signor, si vous le désirez, je vous écouterai dans une heure.
(Sortent le Doge, Marina et suivans avec le corps. – Lorédano et Barbarigo demeurent sur la scène.)
BARBARIGO
On ne peut dans ce moment le troubler.
LORÉDANO
Lui-même ne dit-il pas que désormais rien ne pourrait le troubler?
BARBARIGO
Le chagrin aime la solitude, et la rompre est une barbarie.
LORÉDANO
La solitude est l'aliment de tout chagrin; et rien n'est plus capable de dissiper les sombres visions de l'autre monde que le retour des vives impressions de celui-ci. Les affaires ne comportent pas les pleurs.
BARBARIGO
Et c'est pour cela que vous voulez écarter ce vieillard de toutes les affaires?
LORÉDANO
La chose est décrétée. La giunta et les Dix l'ont convertie en loi. Qui oserait braver la loi?
BARBARIGO
L'humanité!
LORÉDANO
Quoi! parce que son fils est mort?
BARBARIGO
Et qu'il n'est pas encore enseveli.
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