Chuck Palahniuk - Fight Club

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La série en cinq clichés successifs. Ici, l’immeuble est encore debout. Deuxième cliché, l’immeuble sera à un angle de quatre-vingts degrés. Puis un angle de soixante-douze degrés. L’immeuble offre un angle de quarante-cinq degrés dans le quatrième cliché lorsque le squelette commence à céder et que la tour s’incurve légèrement. Au dernier instantané, la tour, avec ses cent quatre-vingt-onze étages au complet, va se fracasser sur le musée national qui est la véritable cible de Tyler.

— C’est ceci, notre monde, maintenant, notre monde à nous, dit Tyler, et tous ces gens de jadis sont morts.

Si je savais seulement ce qui allait en sortir, de tout cela, je serais plus qu’heureux d’être mort et au paradis à cet instant précis.

Sept minutes.

Au sommet de l’immeuble Parker-Morris avec l’arme de Tyler dans ma bouche. Tandis que bureaux, meubles-classeurs et ordinateurs dégringolent comme autant de météores sur la foule autour de l’immeuble et que la fumée sort en panaches des fenêtres brisées, tandis que l’équipe de démolition, postée trois blocs plus loin, a les yeux rivés sur son compte à rebours, je sais tout de ce qu’il en est : l’arme, l’anarchie, l’explosion, tout cela concerne en fait Maria Singer.

Six minutes.

Il existe entre nous une sorte d’histoire triangulaire. Je veux Tyler. Tyler veut Maria. Maria me veut.

Je ne veux pas de Maria, et Tyler ne veut pas me voir dans ses pattes, il ne veut plus. Ceci n’a rien à voir avec l'amour comme dans affection. Ceci ne concerne que la possession comme dans propriété.

Sans Maria, Tyler n’aurait rien.

Cinq minutes.

Peut-être allons-nous devenir légende, peut-être pas. Non, dis-je, mais attends.

Où en serait Jésus si personne n’avait écrit les Évangiles ?

Quatre minutes.

Je colle le canon au creux de ma joue d’un coup de langue et dis : tu veux être légende, Tyler, mon gars, je vais faire de toi une légende. Je suis ici depuis le tout début.

Je me souviens de tout.

Trois minutes.

CHAPITRE 2

Les gros bras de Bob s’étaient refermés pour me tenir en leur étreinte, et j’étais écrasé dans l’obscurité entre les nouveaux nénés suants de Bob, suants et pendouillant, énormes de cette même manière que l’on associe Dieu à l’idée de grand. À faire ma tournée dans ce sous-sol d’église plein d’hommes, comme à chaque soir où nous nous y retrouvions – voici Art, voici Paul, voici Bob –, les grosses épaules de Bob me faisaient songer à l’horizon. L’épaisse chevelure blonde de Bob était le produit des œuvres d’une crème capillaire lorsque celle-ci se donne le nom de mousse structurante, tellement épaisse, tellement blonde, et la raie tellement rectiligne.

Ses bras enveloppés autour de moi, la main de Bob empalme ma tête contre les nouveaux nénés qui ont poussé sur sa poitrine en barrique.

— Ça ira, là, dit Bob. À toi de pleurer maintenant.

Depuis mes genoux jusqu’à mon front, je perçois dans l’organisme de Bob les réactions chimiques qui brûlent nourriture et oxygène.

— Peut-être qu’ils l’ont tous attrapé à un stade peu avancé, dit Bob. Peut-être bien qu’il ne s’agit que de séminome. Avec un séminome, on a un taux de survie de presque cent pour cent.

Les épaules de Bob remontent, elles s’inhalent d’une longue inspiration, avant de retomber, et tomber, tomber, tomber encore en sanglots saccadés. Remontent. Et retombent, et tombent, et tombent.

Il y a maintenant deux ans que je viens ici chaque semaine, et chaque semaine, Bob m’enveloppe de ses bras, et je pleure.

— À toi de pleurer, dit Bob, et il inspire, avant les sanglots, les sanglots, les sanglots. Vassy maintenant, pleure.

Le gros visage mouillé se pose sur le haut de mon crâne, et je suis tout perdu à l’intérieur de moi. C’est le moment où normalement je pleure. Les larmes sont là, tout à portée dans cette obscurité étouffante, enfermé que l’on est à l’intérieur d’un autre que soi, lorsqu’on comprend que tout ce qu’on pourra jamais accomplir finira aux ordures.

Tout ce dont on a jamais été fier sera jeté à l’encan.

Et je suis tout perdu à l’intérieur de moi.

Jamais je n’ai approché le sommeil d’aussi près, depuis pratiquement une semaine.

C’est ainsi que j’ai fait la rencontre de Maria Singer.

Bob pleure parce que six mois auparavant, il a subi l’ablation des testicules. Puis thérapie hormonale de soutien. Bob a des nénés parce que son taux de testostérone est trop élevé. Relevez un peu trop le niveau de testostérone, et votre corps augmente sa production d’œstrogènes pour essayer de rétablir l’équilibre.

C’est le moment où normalement je pleure parce que là, maintenant, en cet instant, on sent sa vie réduite à plus rien, et pas même rien, au néant. L’oubli total.

Trop d’œstrogène, et on se retrouve avec des tétons de toutou.

Il est facile de pleurer lorsqu’on prend conscience que tous ceux que l’on aime vous rejetteront ou mourront. Sur une échelle temporelle suffisamment longue, le taux de survie de tout un chacun retombe à zéro.

Bob m’aime d’amour parce qu’il croit que moi aussi, j’ai subi l’ablation des testicules.

Autour de nous, dans le sous-sol de l’Épiscopale Trinité aux canapés écossais récupérés chez Emmaüs, se trouvent peut-être vingt hommes, et une seule et unique femme, et tous autant qu’ils sont se raccrochent par paires, l’un à l’autre, et la plupart pleurent. Certaines des paires sont ployées vers l’avant, têtes collées oreille contre oreille, à la manière des lutteurs, verrouillés deux à deux. L’homme en duo avec la seule représentante du sexe féminin dans la salle plante ses coudes sur les épaules de la femme, un coude de chaque côté de sa tête, sa tête à elle entre ses mains à lui, et son visage à lui en pleurs contre son cou à elle. Le visage de la femme se contorsionne d’un côté et se dégage, et sa main lève une cigarette.

Je jette un regard discret de sous l’aisselle de Gros Bob.

— Toute ma vie, pleure Bob. Pourquoi je fais les trucs, je ne sais pas.

La seule femme présente à Hommes Toujours Tous Ensemble, le groupe de soutien des cancers des testicules, cette femme donc fume sa cigarette sous le fardeau d’un inconnu, et ses yeux entrent en conjonction avec les miens.

Imposteur.

Imposteur.

Imposteur.

Chevelure noire courte, grands yeux comme on en voit dans les dessins animés japonais, minceur de lait écrémé, teint jaunâtre de babeurre dans sa robe à motifs papier peint de roses sombres, cette femme se trouvait également dans mon groupe de soutien pour tuberculeux vendredi soir. Elle était présente à ma table ronde mélanome de mercredi soir. Lundi soir, elle était là, avec mon groupe de rap-leucémie Croyants Convaincus. La raie médiane qui sépare ses cheveux est un éclair tordu de peau blanche.

Lorsqu’on cherche ces groupes de soutien, on s’aperçoit qu’ils portent tous des noms vaguement positifs. Mon groupe du jeudi soir pour les parasites du sang, il s’appelle Libre et Clair.

Le groupe que je fréquente pour les parasites du cerveau s’appelle Au-Dessus et Au-Delà.

Et le dimanche après-midi à la session d’Hommes Toujours Tous Ensemble, dans le sous-sol de l’Épiscopale Trinité, la revoilà, cette femme, encore une fois.

Pire que cela, je suis incapable de pleurer sous son regard qui ne me quitte pas.

Ce devrait pourtant être là mon rôle préféré, tenu à pleins bras à pleurer avec Gros Bob sans espoir. Nous nous donnons tellement de mal tout le temps. C’est ici le seul endroit où je parviens vraiment à me décontracter et à me laisser aller.

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