Thilliez, Franck - Gataca

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Ses pas résonnèrent dans le silence, jusqu’à s’évanouir définitivement.

Sharko resta immobile, longtemps… Avec l’impression d’avoir reçu un coup de poing en pleine gueule.

Il passa au cimetière, comme tous des mercredis, où il se recueillit devant la tombe de sa famille. Il ne réussit pas à éviter de songer à ce qui venait de se passer avec Manien.

Une demi-heure plus tard, il retrouva Jacques Levallois dans un café, à l’angle du boulevard du Palais et du quai du Marché-Neuf. Un endroit bouillonnant à une heure pareille. Piétons, voitures, hordes de motos qui filaient au travail. Le jeune lieutenant avait ses habitudes dans cet établissement, juste avant de prendre le service. Il se tenait en terrasse, dans son mince blouson en toile beige, immergeant un sucre dans son petit noir tout en regardant défiler les péniches sur la Seine. Son gros scooter, un 250 cm 3muni de deux roues à l’avant, était garé le long du trottoir. Sharko se commanda également un jus et s’installa face à son partenaire, qui le fixa de manière étrange.

— Il sort d’où, ton costume ? demanda Levallois. Tu n’as pas remarqué qu’il était un peu trop large ?

Le regard de Sharko fut absorbé par les véhicules de police qui circulaient déjà devant le Palais de Justice, juste à côté du 36. Les flics en uniforme, les toges des juges, les suspects menottés. Une ronde incessante, des kilos et des kilos d’affaires à traiter, à résoudre, à entasser dans les archives. Des prisons surpeuplées, une délinquance toujours plus grande, plus violente. Où était la solution ? Sharko revint à lui quand il vit une main dans son champ de vision. Levallois était penché par-dessus la table.

— Toi, t’as des vrais soucis. 8 heures du mat, et tu dors déjà debout. Robillard m’a dit hier soir que tu t’étais mis en relation avec lui. Que t’avais toi aussi appelé des établissements pénitentiaires, les derniers de la liste. Cool, pour une journée de congé…

Sharko avala une grande gorgée de café. Activer la machine interne, réveiller la chaudière, à tout prix.

— J’avais besoin de savoir ce que notre victime cherchait auprès des taulards. Allez, donne-moi du neuf sur l’affaire Louts.

— Alors… Nos informaticiens ont planché sur les ordinateurs. Il n’y avait rien d’intéressant sur celui de l’animalerie. Par contre, ils ont réussi à récupérer la thèse sur celui de l’étudiante. Le fichier était fragmenté sur le disque dur, mais rien de définitivement perdu, notre assassin n’ayant pas lancé de formatage. Une copie complète du document est entre les mains de Clémentine Jaspar, la primatologue.

— Excellent. Tu as pu y jeter un œil ?

— Pas vraiment, il y a plus de cent pages, avec des courbes et du baratin incompréhensible sur la biologie. J’ai rendez-vous avec Jaspar ce matin, pour qu’elle m’explique de quoi il retourne. Elle l’a entre les mains depuis hier midi.

— Tu as appris à déléguer, c’est bien. Et je vois dans tes yeux que ce n’est pas tout.

Levallois lui adressa un sourire qui aurait fait craquer n’importe quelle femme. Sharko se demanda à quoi pouvait bien ressembler son épouse. Avait-il des enfants ? Quels étaient ses passions, ses loisirs ? Où partait-il en vacances chaque année ? Le commissaire ne lui avait rien demandé, il ne voulait plus s’accrocher à quiconque. Moins il en savait, mieux c’était.

Le jeune compulsa quelques notes, sur un petit carnet.

— Environnement d’Éva Louts… Pas énormément d’infos. Une fille solitaire, comme on l’avait deviné. Ses voisins n’ont rien noté d’anormal, ses amis ne la voyaient plus depuis un bout de temps. Depuis un an, elle s’était totalement coupée du monde pour travailler. Son directeur de thèse ne nous a pas révélé grand-chose que nous ne sachions déjà. Il est par contre tombé par terre quand on lui a appris les voyages de Louts en Amérique. Il n’a absolument rien vu. Quant à ses parents… Je te laisse deviner. Ils sont complètement anéantis, ils n’y comprennent rien. Éva Louts était leur fille unique.

Sharko soupira tristement.

— Ils ont tout perdu et auront beaucoup de mal à s’en remettre. Ils savent, eux, pour les voyages ?

— Même pas, ils ne se voyaient plus qu’une ou deux fois par mois en coup de vent. Louts était une solitaire, très indépendante. Et grâce à ses parents, son compte en banque était toujours bien garni. Elle pouvait se permettre largement ce genre de fantaisies.

Il compulsa ses notes.

— Pour les prisons, t’as vu avec Robillard, t’es déjà au courant…

— Oui. Louts n’a interrogé que des criminels violents, tous jeunes, baraqués, auteurs d’infanticides, de massacres au couteau, ayant des pulsions meurtrières difficilement explicables. Elle posait toujours les mêmes questions : étaient-ils gauchers d’usage, gauchers génétiques, non droitiers, etc.

— Elle essayait aussi de voir si le fait d’avoir été gaucher avait eu une influence sur leur vie, leurs actes… Chaque fois, elle s’est arrangée pour récupérer des photos des visages des prisonniers. Elle disait que c’était pour resituer son interview plus tard, mais c’est tout de même curieux. Ces photos, on ne les a pas retrouvées. L’assassin les a peut-être embarquées.

— Et les examens biologiques ?

Les yeux de Levallois brillèrent soudain.

— Le labo m’a appelé hier soir, très tard. Ça concerne l’infime éclat d’émail retrouvé dans une plaie de notre victime. L’analyse ADN a confirmé qu’il s’agissait bien d’émail de chimpanzé commun.

Levallois prit une serviette de papier pour y inscrire quelque chose.

— T’aimes bien les devinettes ?

— Pas de bon matin.

Il poussa le papier vers le commissaire. Sharko regarda ce qu’il avait noté avec étonnement.

— 2 000 ? C’est quoi ?

— L’âge du morceau de dent.

Sharko, qui allait terminer son café, fut stoppé dans son geste et reposa immédiatement sa tasse.

— Tu veux dire qu’il s’agit d’un…

— D’un fossile, oui. L’assassin s’est probablement pointé au centre de primatologie avec un crâne simiesque datant d’une autre époque, il a tué la victime après l’avoir assommée avec le coupe-papier, puis a simplement appliqué la mâchoire sur le visage, en pressant fortement. C’est ce qui a créé la morsure. Cela est confirmé par le fait que les experts n’ont pas trouvé de salive animale mêlée au sang de Louts.

Sharko se frotta le menton. Une mise en scène digne d’un scénario de film d’horreur, qui prouvait qu’ils avaient en face d’eux un tueur précis, organisé, et méchamment retors.

— C’est pour cette raison que Shery parlait de « monstre », en déduisit-il. Un crâne de singe effrayant, qui s’est progressivement couvert du sang d’Éva Louts.

Levallois approuva.

— Certainement. Le tueur a voulu maquiller son crime en faisant croire à l’attaque d’un singe, et c’est peut-être là son erreur. Il avait à sa disposition, chez lui probablement, des mâchoires, un crâne ou, en poussant à l’extrême, un fossile complet de chimpanzé. Il n’a laissé aucune empreinte digitale, mais cette présence d’émail a trahi son acte. Bref, il s’agit d’un type en rapport avec le milieu de la paléontologie. Peut-être un conservateur, un collectionneur, un chercheur, un employé de musée. Il n’y a pas trente-six endroits dans le coin où l’on peut essayer de se renseigner sur ce genre de choses. Les squelettes vieux de deux mille ans, c’est peu commun, quand même.

— Le Muséum national d’histoire naturelle…

— Exactement, au Jardin des plantes. Je compte m’y rendre à l’ouverture, juste après le kawa. C’est là-bas que j’ai rendez-vous avec Clémentine Jaspar. Après les singes vivants du centre de primatologie, en route pour les mammouths fossilisés du Muséum.

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