Joseph Bédier - Le Roman de Tristan et Yseut
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- Название:Le Roman de Tristan et Yseut
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Iseut répondit :
« Va-t'en d'ici, fou ; ni tes jeux ne me plaisent, ni toi. »
Aussitôt, le fou se retourna vers les barons, les chassa vers la porte en criant :
« Folles gens, hors d'ici ! Laissez-moi seul tenir conseil avec Iseut ; car je suis venu céans pour l'aimer. »
Le roi s'en rit, Iseut rougit :
« Sire, chassez ce fou ! »
Mais le fou reprit, de sa voix étrange :
« Reine Iseut, ne vous souvient-il pas du grand dragon que j'ai occis en votre terre ? J'ai caché sa langue dans ma chausse, et, tout brûlé par son venin, je suis tombé près du marécage. J'étais alors un merveilleux chevalier ! … et j'attendais la mort, quand vous m'avez secouru.»
Iseut répond :
« Tais-toi, tu fais injure aux chevaliers, car tu n'es qu'un fou de naissance. Maudits soient les mariniers qui t'apportèrent ici, au lieu de te jeter à la mer ! »
Le fou éclata de rire et poursuivit :
« Reine Iseut, ne vous souvient-il pas du bain où vous vouliez me tuer de mon épée ? et du conte du cheveu d'or qui vous apaisa ? et comment je vous ai défendue contre le sénéchal couard ?
– Taisez-vous, méchant conteur ! Pourquoi venez-vous ici débiter vos songeries ? Vous étiez ivre hier soir sans doute, et l'ivresse vous a donné ces rêves.
– C'est vrai, je suis ivre, et de telle boisson que jamais cette ivresse ne se dissipera. Reine Iseut, ne vous souvient-il pas de ce jour si beau, si chaud, sur la haute mer ? Vous aviez soif, ne vous en souvient-il pas, fille de roi ? Nous bûmes tous deux au même hanap. Depuis, j'ai toujours été ivre, et d'une mauvaise ivresse… »
Quand Iseut entendit ces paroles qu'elle seule pouvait comprendre, elle se cacha la tête dans son manteau, se leva et voulut s'en aller. Mais le roi la retint par sa chape d'hermine et la fit rasseoir à ses côtés :
« Attendez un peu, Iseut, amie, que nous entendions ces folies jusqu'au bout. Fou, quel métier sais-tu faire ?
– J'ai servi des rois et des comtes.
– En vérité, sais-tu chasser aux chiens ? aux oiseaux ?
– Certes, quand il me plaît, de chasser en forêt, je sais prendre, avec mes lévriers, les grues qui volent dans les nuées ; avec mes limiers, les cygnes, les oies bises ou blanches, les pigeons sauvages ; avec mon arc, les plongeons et les butors ! »
Tous s'en rirent bonnement, et le roi demanda :
« Et que prends-tu, frère, quand tu chasses au gibier de rivière ?
– Je prends tout ce que je trouve : avec mes autours, les loups des bois et les grands ours ; avec mes gerfauts, les sangliers ; avec mes faucons, les chevreuils et les daims ; les renards, avec mes éperviers ; les lièvres, avec mes émerillons. Et quand je rentre chez qui m'héberge, je sais bien jouer de la massue, partager les tisons entre les écuyers, accorder ma harpe et chanter en musique, et aimer les reines, et jeter par les ruisseaux des copeaux bien taillés. En vérité, ne suis-je pas bon ménestrel ? Aujourd'hui, vous avez vu comme je sais m'escrimer du bâton. »
Et il frappe de sa massue autour de lui.
« Allez-vous-en d'ici, crie-t-il, seigneurs cornouaillais ! Pourquoi rester encore ? N'avez-vous pas déjà mangé ? N'êtes-vous pas repus ? »
Le roi, s'étant diverti du fou, demanda son destrier et ses faucons et emmena en chasse chevaliers et écuyers.
« Sire, lui dit Iseut, je me sens lasse et dolente. Permettez que j'aille reposer dans ma chambre ; je ne puis écouter plus longtemps ces folies. »
Elle se retira toute pensive en sa chambre, s'assit sur son lit, et mena grand deuil :
« Chétive ! pourquoi suis-je née ? J'ai le cœur lourd et marri. Brangien, chère sœur, ma vie est si âpre et si dure que mieux me vaudrait la mort ! Il y a là un fou, tondu en croix, venu céans à la male heure : ce fou, ce jongleur est chanteur ou devin, car il sait de point en point mon être et ma vie ; il sait des choses que nul ne sait, hormis vous, moi et Tristan ; il les sait, le truand, par enchantement et sortilège.»
Brangien répondit :
« Ne serait-ce pas Tristan lui-même ?
– Non, car Tristan est beau et le meilleur des chevaliers ; mais cet homme est hideux et contrefait. Maudit soit-il de Dieu ! maudite soit l'heure où il est né, et maudite la nef qui l'apporta, au lieu de le noyer là-dehors, sous les vagues profondes !
– Apaisez-vous, dame, dit Brangien. Vous savez trop bien, aujourd'hui, maudire et excommunier ! Où donc avez-vous appris un tel métier ? Mais peut-être cet homme serait-il le messager de Tristan ?
– Je ne crois pas, je ne l'ai pas reconnu. Mais allez le trouver, belle amie, parlez-lui, voyez si vous le reconnaîtrez. »
Brangien s'en fut vers la salle où le fou, assis sur un banc, était resté seul. Tristan la reconnut, laissa tomber sa massue et lui dit :
« Brangien, franche Brangien, je vous conjure par Dieu, ayez pitié de moi !
– Vilain fou, quel diable vous a enseigné mon nom ?
– Belle, dès longtemps je l'ai appris ! Par mon chef, qui naguère fut blond, si la raison s'est enfuie de cette tête, c'est vous, belle, qui en êtes cause. N'est-ce pas vous qui deviez garder le breuvage que je bus sur la haute mer ? J'en bus à la grande chaleur dans un hanap d'argent, et je le tendis à Iseut. Vous seule l'avez su, belle : ne vous en souvient-il plus ?
– Non ! » répondit Brangien, et, toute troublée, elle se rejeta vers la chambre d'Iseut ; mais le fou se précipita derrière elle criant : « Pitié ! »
Il entre, il voit Iseut, s'élance vers elle, les bras tendus, veut la serrer sur sa poitrine ; mais, honteuse, mouillée d'une sueur d'angoisse, elle se rejette en arrière, l'esquive ; et, voyant qu'elle évite son approche, Tristan tremble de vergogne et de colère, se recule vers la paroi, près de la porte ; et, de sa voix toujours contrefaite :
« Certes, dit-il, j'ai vécu trop longtemps, puisque j'ai vu le jour où Iseut me repousse, ne daigne m'aimer, me tient pour vil ! Ah ! Iseut, qui bien aime tard oublie ! Iseut, c'est une chose belle et précieuse qu'une source abondante qui s'épanche et court à flots larges et clairs ; le jour où elle se dessèche, elle ne vaut plus rien : tel un amour qui tarit. »
Iseut répondit :
« Frère, je vous regarde, je doute, je tremble, je ne sais, je ne reconnais pas Tristan.
– Reine Iseut, je suis Tristan, celui qui vous a tant aimée. Ne vous souvient-il pas du nain qui sema la farine entre nos lits ? et du bond que je fis et du sang qui coula de ma blessure ? et du présent que je vous adressai, le chien Petit-Crû au grelot magique ? Ne vous souvient-il pas des morceaux de bois bien taillés que je jetais au ruisseau ? »
Iseut le regarde, soupire, ne sait que dire et que croire, voit bien qu'il sait toutes choses, mais ce serait folie d'avouer qu'il est Tristan ; et Tristan lui dit :
« Dame reine, je sais bien que vous vous êtes retirée de moi et je vous accuse de trahison. J'ai connu, pourtant, belle, des jours où vous m'aimiez d'amour. C'était dans la forêt profonde, sous la loge de feuillage. Vous souvient-il encore du jour où je vous donnai mon bon chien Husdent ? Ah ! celui-là m'a toujours aimé, et pour moi il quitterait Iseut la Blonde. Où est-il ? Qu'en avez-vous fait ? Lui, du moins, il me reconnaîtrait.
– Il vous reconnaîtrait ? Vous dites folie ; car, depuis que Tristan est parti, il reste là-bas, couché dans sa niche, et s'élance contre tout homme qui s'approche de lui. Brangien, amenez-le-moi. »
Brangien l'amène.
« Viens çà, Husdent, dit Tristan ; tu étais à moi, je te reprends. »
Quand Husdent entend sa voix, il fait voler sa laisse des mains de Brangien, court à son maître, se roule à ses pieds, lèche ses mains, aboie de joie.
« Husdent, s'écrie le fou, bénie soit, Husdent, la peine que j'ai mise à te nourrir ! Tu m'as fait meilleur accueil que celle que j'aimais tant. Elle ne veut pas me reconnaître : reconnaîtra-t-elle seulement cet anneau qu'elle me donna jadis, avec des pleurs et des baisers, au jour de la séparation ? Ce petit anneau de jaspe ne m'a guère quitté : souvent je lui ai demandé conseil dans mes tourments, souvent j'ai mouillé ce jaspe vert de mes chaudes larmes. »
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