Joseph Bédier - Le Roman de Tristan et Yseut

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La reine chante doucement ; elle accorde sa voix à la harpe. Les mains sont belles, le lai bon, le ton bas et douce la voix.

Or, survient Kariado, un riche comte d'une île lointaine. Il était venu à Tintagel pour offrir à la reine son service, et, plusieurs fois depuis le départ de Tristan, il l'avait requise d'amour. Mais la reine rebutait sa requête et la tenait à folie. Il était beau chevalier, orgueilleux et fier, bien emparlé, mais il valait mieux dans les chambres des dames qu'en bataille. Il trouva Iseut, qui faisait son lai. Il lui dit en riant :

« Dame, quel triste chant, triste comme celui de l'orfraie ! Ne dit-on pas que l'orfraie chante pour annoncer la mort ? C'est ma mort sans doute qu'annonce votre lai : car je meurs pour l'amour de vous !

– Soit, lui dit Iseut. Je veux bien que mon chant signifie votre mort, car jamais vous n'êtes venu céans sans m'apporter une nouvelle douloureuse. C'est vous qui toujours avez été orfraie ou chat-huant pour médire de Tristan. Aujourd'hui, quelle male nouvelle me direz-vous encore ? »

Kariado lui répondit :

Reine, vous êtes irritée, et je ne sais de quoi ; mais bien fou qui s'émeut de vos dires ! Quoi qu'il advienne de la mort que m'annonce l'orfraie, voici donc la male nouvelle que vous apporte le chat-huant : Tristan, votre ami, est perdu pour vous, dame Iseut. Il a pris femme en autre terre. Désormais, vous pourrez vous pourvoir ailleurs, car il dédaigne votre amour. Il a pris femme à grand honneur, Iseut aux Blanches Mains, la fille du duc de Bretagne. »

Kariado s'en va, courroucé. Iseut la Blonde baisse la tête et commence à pleurer.

Au troisième jour, Kaherdin appelle Tristan :

« Ami, j'ai pris conseil en mon cœur. Oui, si vous m'avez dit la vérité, la vie que vous menez en cette terre est forsennerie et folie, et nul bien n'en peut venir ni pour vous, ni pour ma sœur Iseut aux Blanches Mains. Donc entendez mon propos. Nous voguerons ensemble vers Tintagel : vous reverrez la reine, et vous éprouverez si toujours elle vous regrette et vous porte foi. Si elle vous a oublié, peut-être alors aurez-vous plus chère Iseut ma sœur, la simple, la belle. Je vous suivrai : ne suis-je pas votre pair et votre compagnon ?

– Frère, dit Tristan, on dit bien : le cœur d'un homme vaut tout l'or d'un pays. »

Bientôt Tristan et Kaherdin prirent le bourdon et la chape des pèlerins, comme s'ils voulaient visiter les corps saints en terre lointaine. Ils prirent congé du duc Hoël. Tristan emmenait Gorvenal, et Kaherdin un seul écuyer. Secrètement ils équipèrent une nef, et tous quatre ils voguèrent vers la Cornouailles.

Le vent leur fut léger et bon, tant qu'ils atterrirent un matin, avant l'aurore, non loin de Tintagel, dans une crique déserte, voisine du château de Lidan. Là, sans doute, Dinas de Lidan, le bon sénéchal, les hébergerait et saurait cacher leur venue.

Au petit jour, les quatre compagnons montaient vers Lidan, quand ils virent venir derrière eux un homme qui suivait la même route au petit pas de son cheval. Ils se jetèrent sous bois, et l'homme passa sans les voir, car il sommeillait en selle. Tristan le reconnut :

« Frère, dit-il tout bas à Kaherdin, c'est Dinas de Lidan lui-même. Il dort. Sans doute il revient de chez son amie et rêve encore d'elle : il ne serait pas courtois de l'éveiller, mais suis-moi de loin. »

Il rejoignit Dinas, prit doucement son cheval par la bride, et chemina sans bruit à ses côtés. Enfin, un faux pas du cheval réveilla le dormeur. Il ouvre les yeux, voit Tristan, hésite.

« C'est toi, c'est toi, Tristan ! Dieu bénisse l'heure où je te revois : je l'ai si longtemps attendue !

– Ami, Dieu vous sauve ! Quelles nouvelles me direz-vous de la reine ?

– Hélas ! de dures nouvelles. Le roi la chérit et veut lui faire fête ; mais depuis ton exil elle languit et pleure pour toi. Ah ! pourquoi revenir près d'elle ? Veux-tu chercher encore ta mort et la sienne ? Tristan, aie pitié de la reine, laisse-la à son repos !

– Ami, dit Tristan, octroyez-moi un don : cachez-moi à Lidan, portez-lui mon message et faites que je la revoie une fois, une seule fois ! »

Dinas répondit :

« J'ai pitié de ma dame, et ne veux faire ton message que si je sais qu'elle t'est restée chère par-dessus toutes les femmes.

– Ah ! sire, dites-lui qu'elle m'est restée chère par-dessus toutes les femmes, et ce sera vérité.

– Or donc, suis-moi, Tristan : je t'aiderai en ton besoin. »

À Lidan, le sénéchal hébergea Tristan, Gorvenal, Kaherdin et son écuyer, et quand Tristan lui eut conté de point en point l'aventure de sa vie, Dinas s'en fut à Tintagel pour s'enquérir des nouvelles de la cour. Il apprit qu'à trois jours de là, la reine Iseut, le roi Marc, toute sa mesnie, tous ses écuyers et tous ses veneurs quitteraient Tintagel pour s'établir au château de la Blanche-Lande, où de grandes chasses étaient préparées. Alors Tristan confia au sénéchal son anneau de jaspe vert et le message qu'il devait redire à la reine.

Chapitre 17 DINAS DE LIDAN

Dinas retourna donc à Tintagel, monta les degrés et entra dans la salle. Sous le dais, le roi Marc et Iseut la Blonde étaient assis à l'échiquier. Dinas prit place sur un escabeau près de la reine, comme pour observer son jeu, et par deux fois, feignant de lui désigner les pièces, il posa sa main sur l'échiquier : à la seconde fois, Iseut reconnut à son doigt l'anneau de jaspe. Alors, elle eut assez joué. Elle heurta légèrement le bras de Dinas, en telle guise que plusieurs paonnets tombèrent en désordre.

« Voyez, sénéchal, dit-elle, vous avez troublé mon jeu, et de telle sorte que je ne saurais le reprendre. »

Marc quitte la salle, Iseut se retire en sa chambre et fait venir le sénéchal auprès d'elle :

« Ami, vous êtes messager de Tristan ?

– Oui, reine, il est à Lidan, caché dans mon château.

– Est-il vrai qu'il ait pris femme en Bretagne ?

– Reine, on vous a dit la vérité. Mais il assure qu'il ne vous a point trahie ; que pas un seul jour il n'a cessé de vous chérir pardessus toutes les femmes ; qu'il mourra, s'il ne vous revoit… une fois seulement : il vous semond d'y consentir, par la promesse que vous lui fîtes le dernier jour où il vous parla. »

La reine se tut quelque temps, songeant à l'autre Iseut. Enfin, elle répondit :

« Oui, au dernier jour où il me parla, j'ai dit, il m'en souvient : «Si jamais je revois l'anneau de jaspe vert, ni tour, ni fort château, ni défense royale ne m'empêcheront de faire la volonté de mon ami, que ce soit sagesse ou folie… »

– Reine, à deux jours d'ici, la cour doit quitter Tintagel pour gagner la Blanche-Lande ; Tristan vous mande qu'il sera caché sur la route, dans un fourré d'épines. Il vous mande que vous le preniez en pitié.

– Je l'ai dit : ni tour, ni fort château, ni défense royale ne m'empêcheront de faire la volonté de mon ami. »

Le surlendemain, tandis que toute la cour de Marc s'apprêtait au départ de Tintagel, Tristan et Gorvenal, Kaherdin et son écuyer revêtirent le haubert, prirent leurs épées et leurs écus et, par des chemins secrets, se mirent à la voie vers le lieu désigné. À travers la forêt, deux routes conduisaient vers la Blanche-Lande : l'une belle et bien ferrée, par où devait passer le cortège, l'autre pierreuse et abandonnée. Tristan et Kaherdin apostèrent sur celle-ci leurs deux écuyers ; ils les attendraient en ce lieu, gardant leurs chevaux et leurs écus. Eux-mêmes se glissèrent sous bois et se cachèrent dans un fourré. Devant ce fourré, sur la route, Tristan déposa une branche de coudrier où s'enlaçait un brin de chèvrefeuille.

Bientôt, le cortège apparaît sur la route. C'est d'abord la troupe du roi Marc. Viennent en belle ordonnance les fourriers et les maréchaux, les queux et les échansons, viennent les chapelains, viennent les valets de chiens menant lévriers et brachets, puis les fauconniers portant les oiseaux sur le poing gauche, puis les veneurs, puis les chevaliers et les barons ; ils vont leur petit train, bien arrangés deux par deux, et il fait beau les voir, richement montés sur chevaux harnachés de velours semé d'orfèvrerie. Puis le roi Marc passa, et Kaherdin s'émerveillait de voir ses privés autour de lui, deux deçà et deux delà, habillés tous de drap d'or ou d'écarlate.

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