Joseph Bédier - Le Roman de Tristan et Yseut

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Alors Iseut éclata de rire. Son rire sonnait encore quand elle entra dans l'église. Quand il l'entendit rire, le lépreux s'en alla. La reine fit quelques pas dans la nef du moutier ! mais ses membres fléchirent ; elle tomba sur les genoux, puis sa tête se renversa en arrière et buta contre les dalles.

Le même jour, Tristan prit congé de Dinas, à tel déconfort qu'il semblait avoir perdu le sens, et sa nef appareilla pour la Bretagne.

Hélas ! bientôt la reine se repentit. Quand elle sut par Dinas de Lidan que Tristan était parti à tel deuil, elle se prit à croire que Perinis lui avait dit la vérité ; que Tristan n'avait pas fui, conjuré par son nom ; qu'elle l'avait chassé à grand tort. « Quoi ! pensait-elle, je vous ai chassé, vous, Tristan, ami ! Vous me haïssez désormais, et jamais je ne vous reverrai. Jamais vous n'apprendrez seulement mon repentir, ni quel châtiment je veux m'imposer et vous offrir comme un gage menu de mon remords ! »

De ce jour, pour se punir de son erreur et de sa folie, Iseut la Blonde revêtit un cilice et le porta contre sa chair.

Chapitre 18 TRISTAN FOU

Tristan revit la Bretagne, Carhaix, le duc Hoël et sa femme Iseut aux Blanches Mains. Tous lui firent accueil, mais Iseut la Blonde l'avait chassé : rien ne lui était plus. Longuement, il languit loin d'elle ; puis, un jour, il songea qu'il voulait la revoir, dût-elle le faire encore battre vilement par ses sergents et ses valets. Loin d'elle, il savait sa mort sûre et prochaine ; plutôt mourir d'un coup que lentement, chaque jour ! Qui vit à douleur est tel qu'un mort. Tristan désire la mort, il veut la mort : mais que la reine apprenne du moins qu'il a péri pour l'amour d'elle ; qu'elle l'apprenne, il mourra plus doucement.

Il partit de Carhaix sans avertir personne, ni ses parents, ni ses amis, ni même Kaherdin, son cher compagnon. Il partit misérablement vêtu, à pied : car nul ne prend garde aux pauvres truands qui cheminent sur les grandes routes. Il marcha tant qu'il atteignit le rivage de la mer.

Au port, une grande nef marchande appareillait : déjà les mariniers halaient la voile et levaient l'ancre pour cingler vers la haute mer.

« Dieu vous garde, seigneurs, et puissiez-vous naviguer heureusement ! Vers quelle terre irez-vous ?

– Vers Tintagel.

– Vers Tintagel ! Ah ! seigneurs, emmenez-moi ! »

Il s'embarque. Un vent propice gonfle la voile, la nef court sur les vagues. Cinq nuits et cinq jours elle vogua droit vers la Cornouailles, et le sixième jour jeta l'ancre dans le port de Tintagel.

Au-delà du port, le château se dressait sur la mer, bien clos de toutes parts : on n'y pouvait entrer que par une seule porte de fer, et deux prud'hommes la gardaient jour et nuit. Comment y pénétrer ?

Tristan descendit de la nef et s'assit sur le rivage. Il apprit d'un homme qui passait que Marc était au château et qu'il venait d'y tenir une grande cour.

« Mais où est la reine ? et Brangien, sa belle servante ?

– Elles sont aussi à Tintagel, et récemment je les ai vues : la reine Iseut semblait triste, comme à son ordinaire. »

Au nom d'Iseut, Tristan soupira et songea que, ni par ruse, ni par prouesse, il ne réussira à revoir son amie : car le roi Marc le tuerait…

« Mais qu'importe qu'il me tue ? Iseut, ne dois-je pas mourir pour l'amour de vous ? Et que fais-je chaque jour, sinon mourir ? Mais vous pourtant, Iseut, si vous me saviez ici, daigneriez-vous seulement parler à votre ami ? Ne me feriez-vous pas chasser par vos sergents ? Oui, je veux tenter une ruse… je me déguiserai en fou, et cette folie sera grande sagesse. Tel me tiendra pour assoté qui sera moins sage que moi, tel me croira fou qui aura plus fou dans sa maison. »

Un pêcheur s'en venait, vêtu d'une gonelle de bure velue, à grand chaperon. Tristan le voit, lui fait un signe, le prend à l'écart.

« Ami, veux-tu troquer tes draps contre les miens ? Donne-moi ta cotte, qui me plaît fort. »

Le pêcheur regarda les vêtements de Tristan, les trouva meilleurs que les siens, les prit aussitôt et s'en alla bien vite, heureux de l'échange.

Alors Tristan tondit sa belle chevelure blonde, au ras de la tête, en y dessinant une croix. Il enduisit sa face d'une liqueur faite d'une herbe magique apportée de son pays, et aussitôt sa couleur et l'aspect de son visage muèrent si étrangement que nul homme au monde n'aurait pu le reconnaître. Il arracha d'une haie une pousse de châtaignier, s'en fit une massue et la pendit à son cou ; les pieds nus, il marcha droit vers le château.

Le portier crut qu'assurément il était fou, et lui dit :

« Approchez ; où donc êtes-vous resté si longtemps ? »

Tristan contrefit sa voix et répondit :

« Aux noces de l'abbé du Mont, qui est de mes amis. Il a épousé une abbesse, une grosse dame voilée. De Besançon jusqu'au Mont tous les prêtres, abbés, moines et clercs ordonnés ont été mandés à ces épousailles : et tous sur la lande, portant bâtons et crosses, sautent, jouent et dansent à l'ombre des grands arbres. Mais je les ai quittés pour venir ici : car je dois aujourd'hui servir à la table du roi. »

Le portier lui dit :

« Entrez donc, seigneur, fils d'Urgan le Velu ; vous êtes grand et velu comme lui, et vous ressemblez assez à votre père. »

Quand il entra dans le bourg, jouant de sa massue, valets et écuyers s'amassèrent sur son passage, le pourchassant comme un loup :

« Voyez le fol ! hu ! hu ! et hu ! »

Ils lui lancent des pierres, l'assaillent de leurs bâtons ; mais il leur tient tête en gambadant et se laisse faire : si on l'attaque à sa gauche, il se retourne et frappe à sa droite.

Au milieu des rires et des huées, traînant après lui la foule ameutée, il parvint au seuil de la porte où, sous le dais, aux côtés de la reine, le roi Marc était assis. Il approcha de la porte, pendit la massue à son cou et entra. Le roi le vit et dit :

« Voilà un beau compagnon ; faites-le approcher. »

On l'amène, la massue au cou :

« Ami, soyez le bienvenu ! »

Tristan répondit, de sa voix étrangement contrefaite :

« Sire, bon et noble entre tous les rois, je le savais, qu'à votre vue mon cœur se fondrait de tendresse. Dieu vous protège, beau sire !

– Ami, qu'êtes-vous venu quérir céans ?

– Iseut, que j'ai tant aimée. J'ai une sœur que je vous amène, la très belle Brunehaut. La reine vous ennuie, essayez de celle-ci : faisons l'échange, je vous donne ma sœur, baillez-moi Iseut ; je la prendrai et vous servirai par amour. »

Le roi s'en rit et dit au fou :

« Si je te donne la reine, qu'en voudras-tu faire ? Où l'emmèneras-tu ?

– Là-haut, entre le ciel et la nue, dans ma belle maison de verre. Le soleil la traverse de ses rayons, les vents ne peuvent l'ébranler ; j'y porterai la reine en une chambre de cristal, toute fleurie de roses, toute lumineuse au matin quand le soleil la frappe. »

Le roi et ses barons se dirent entre eux :

« Voilà un bon fou, habile en paroles ! »

Il s'était assis sur un tapis et regardait tendrement Iseut.

« Ami, lui dit Marc, d'où te vient l'espoir que ma dame prendra garde à un fou hideux comme toi.

– Sire, j'y ai bien droit : j'ai accompli pour elle maint travail, et c'est par elle que je suis devenu fou.

– Qui donc es-tu ?

– Je suis Tristan, celui qui a tant aimé la reine, et qui l'aimera jusqu'à la mort. »

À ce nom, Iseut soupira, changea de couleur et, courroucée, lui dit :

« Va-t'en ! Qui t'a fait entrer céans ? Va-t'en, mauvais fou ! »

Le fou remarqua sa colère et dit :

« Reine Iseut, ne vous souvient-il pas du jour, où, navré par l'épée empoisonnée du Morholt, emportant ma harpe sur la mer, j'ai été poussé vers vos rivages ? Vous m'avez guéri. Ne vous en souvient-il plus, reine ?»

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