Paulo Coelho - Le Démon Et Mademoiselle Prym
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Elle se recoucha et, après s’être tournée plusieurs fois, elle se leva de nouveau et alla à la salle de bains ; elle examina dans la glace son corps nu, un peu inquiète – n’allait-il pas bientôt perdre de sa séduction ? Revenue à son lit, elle regretta de ne pas avoir emporté le paquet de cigarettes oublié sur une table, mais elle savait que son propriétaire reviendrait le chercher et elle ne voulait pas qu’on se méfie d’elle. Bescos était régi par ce genre de codes : un reste de paquet de cigarettes avait un propriétaire, un bouton tombé d’une veste devait être conservé jusqu’à ce que quelqu’un vienne le réclamer, chaque centime de monnaie devait être rendu, pas question d’arrondir la somme à payer. Maudit endroit, où tout était prévisible, organisé, fiable.
Ayant compris qu’elle ne pourrait pas se rendormir, elle essaya de prier de nouveau et d’évoquer sa grand-mère. Mais une image restait gravée dans sa mémoire : le trou ouvert, le métal jaune souillé de terre, la branche dans sa main, comme si c’était le bâton d’un pèlerin prêt à partir. Elle s’assoupit, rouvrit les yeux plusieurs fois, mais le silence était toujours aussi impressionnant et la même scène se jouait sans cesse dans sa tête.
Dès que filtra à la fenêtre la première lueur de l’aube, elle se leva et sortit.
Les habitants de Bescos avaient l’habitude de se réveiller au point du jour ; pourtant, cette fois, elle les avait devancés. Elle marcha dans la rue déserte, regardant derrière elle à plusieurs reprises pour s’assurer que l’étranger ne la suivait pas, mais sa vue ne portait qu’à quelques mètres à cause du brouillard. Elle s’arrêtait de temps à autre pour surprendre un bruit de pas, mais n’entendait que son cœur qui battait la chamade.
Elle s’enfonça dans la forêt, atteignit l’amas rocheux en forme de Y, avec de nouveau la peur de le voir s’effondrer sur elle, ramassa la branche qu’elle avait laissée là la veille, creusa exactement à l’endroit que l’étranger lui avait indiqué, plongea la main dans le trou pour extraire le lingot. Elle tendit l’oreille : la forêt baignait dans un silence impressionnant, comme si une présence étrange la hantait, effrayant les animaux et figeant les feuillages.
Elle soupesa le lingot, plus lourd qu’elle ne l’imaginait, le frotta et vit apparaître, gravés dans le métal, deux sceaux et une série de chiffres dont la signification lui échappait.
Quelle valeur avait-il ? Elle ne le savait pas avec précision, mais, comme l’étranger l’avait dit, cette somme devait suffire pour qu’elle n’ait plus à se soucier de gagner un centime le reste de son existence. Elle tenait entre ses mains son rêve, quelque chose qu’elle avait toujours désiré et qu’un miracle mettait à sa portée. Là était la chance de se libérer de ces jours et nuits uniformes de Bescos, de cet hôtel où elle travaillait depuis sa majorité, des visites annuelles des amis et amies partis au loin pour étudier et devenir quelqu’un dans la vie, de toutes ces absences auxquelles elle s’était accoutumée, des hommes de passage qui lui promettaient tout et partaient le lendemain sans même lui dire au revoir, de tous ces rêves avortés qui étaient son lot. Ce moment, là, dans la forêt, était le plus important de son existence.
La vie avait toujours été injuste à son égard : père inconnu, mère morte en couches en lui laissant un sentiment de culpabilité, grand-mère paysanne qui vivait de travaux de couture et faisait de maigres économies pour que sa petite-fille puisse au moins apprendre à lire et à écrire. Chantal avait fait bien des rêves : elle avait toujours imaginé qu’elle pourrait surmonter les obstacles, trouver un mari, décrocher un emploi dans une grande ville, être découverte par un chercheur de talents venu se reposer dans ce bout du monde, faire carrière au théâtre, écrire un livre qui aurait un grand succès, poser pour un photographe de mode, fouler les tapis rouges de la grande vie.
Chaque jour, c’était l’attente. Chaque nuit, c’était la fièvre de rencontrer celui qui l’apprécierait à sa juste valeur. Chaque homme dans son lit, c’était l’espoir de partir le lendemain et de ne plus jamais voir ces trois rues, ces maisons décrépies, ces toits d’ardoise, l’église et le petit cimetière mal entretenu, l’hôtel et ses produits naturels qui demandaient des semaines de préparation pour être finalement vendus au même prix qu’un article de série.
Un jour, il lui était passé par la tête que les Celtes, anciens habitants du lieu, avaient caché un trésor fabuleux et qu’elle finirait par le trouver. Bien sûr, de tous ses rêves, c’était le plus absurde, le plus chimérique.
Et voilà que le moment était venu, là, elle tenait dans ses mains le lingot d’or, elle caressait le trésor auquel elle n’avait jamais vraiment cru, sa libération définitive.
Affolée tout à coup : le seul instant de chance de sa vie pouvait s’annuler sur-le-champ. Il suffisait que l’étranger change d’idée, décide de partir pour une ville où il rencontrerait une femme plus disposée à le seconder. Alors mieux valait ne pas hésiter, mais se mettre debout, retourner à sa chambre, boucler sa valise avec le peu qu’elle possédait, partir…
Déjà elle se voyait descendre la rue en pente, faire du stop à la sortie du village, tandis que l’étranger sortait pour sa promenade matinale, découvrait qu’on lui avait volé son or. Elle arrivait à la ville la plus proche – lui revenait à l’hôtel pour appeler la police.
Elle se présentait à un guichet de la gare routière, prenait un billet pour la destination la plus lointaine. Au même instant, deux policiers l’encadreraient, lui demanderaient gentiment d’ouvrir sa valise, mais dès qu’ils verraient son contenu, leur gentillesse s’effacerait, elle était la femme qu’ils cherchaient, à la suite d’une plainte déposée contre elle trois heures plus tôt.
Au commissariat, Chantal devrait choisir : ou bien dire la vérité, à laquelle personne ne croirait, ou bien affirmer simplement qu’elle avait vu le sol retourné, avait décidé de creuser et avait trouvé le lingot. Naguère, un chercheur de trésors – ceux qu’auraient cachés les Celtes – avait passé la nuit avec elle. Il lui avait dit que les lois du pays étaient claires : il avait le droit de garder ce qu’il trouvait, sauf certains objets archéologiques qu’il fallait déclarer et remettre à l’État. Un lingot d’or dûment estampillé n’avait aucune valeur patrimoniale, celui qui l’avait découvert pouvait donc se l’approprier.
Chantal se disait que, si jamais la police l’accusait d’avoir volé le lingot à cet homme, elle montrerait les traces de terre sur le métal et prouverait ainsi son bon droit.
Seulement voilà, entre-temps l’histoire serait arrivée à Bescos et ses habitants auraient déjà insinué – jalousie ? envie ? – que cette fille qui couchait avec des clients était bien capable d’en voler certains.
L’épisode se terminerait de façon pathétique : le lingot d’or serait confisqué en attendant que la justice tranche. Ne pouvant pas payer un avocat, Chantal serait dépossédée de sa trouvaille. Elle reviendrait à Bescos, humiliée, détruite, et ferait l’objet de commentaires qui ne s’éteindraient qu’au bout de longues années.
Résultat : ses rêves de richesse s’envoleraient et elle serait perdue de réputation.
Il y avait une autre façon d’envisager les choses : l’étranger disait la vérité. Si Chantal volait le lingot et partait sans esprit de retour, ne sauverait-elle pas Bescos et ses habitants d’un grand malheur ?
Toutefois, avant même de quitter sa chambre et de gagner la montagne, elle savait déjà qu’elle était incapable de franchir ce pas. Pourquoi donc, juste au moment où elle pouvait changer de vie complètement, éprouvait-elle une telle peur ? En fin de compte, ne couchait-elle pas avec qui elle voulait ? Parfois, n’abusait-elle pas de sa coquetterie pour obtenir des étrangers un bon pourboire ? Ne mentait-elle pas de temps à autre ? N’enviait-elle pas le sort de ses anciennes connaissances qui avaient quitté le village et n’y revenaient que pour les fêtes de fin d’année ?
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