Paulo Coelho - Le Démon Et Mademoiselle Prym

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La jeune femme garda le silence et, cette fois, il comprit qu’il avait posé la question au mauvais moment, courant le risque qu’elle lui tourne le dos sans le laisser finir. Trêve d’ironie, il fallait aller droit au but :

— Si, finalement, je quitte la ville avec mes onze lingots d’or, ce sera la preuve que tout ce en quoi j’ai voulu croire est un mensonge. Je mourrai avec la réponse que je ne voulais pas recevoir, car la vie me sera plus légère si j’ai raison – et si le monde est voué au mal.

« Même si ma souffrance sera toujours la même », pensa-t-il.

Les yeux de Chantal s’étaient emplis de larmes. Cependant, elle trouva encore la force de se contrôler.

— Pourquoi faites-vous cela ? Pourquoi mon village ?

— Il ne s’agit ni de vous ni de votre village. Je ne pense qu’à moi : l’histoire d’un homme est celle de tous les hommes. Je veux savoir si nous sommes bons ou méchants. Si nous sommes bons, Dieu est juste. Il me pardonnera pour tout ce que j’ai fait, pour le mal que j’ai souhaité à ceux qui ont essayé de me détruire, pour les décisions erronées que j’ai prises aux moments les plus importants, pour cette proposition que je vous fais maintenant – puisqu’il m’a poussé sur le versant de l’ombre.

« Si nous sommes méchants, alors tout est permis. Je n’ai jamais pris de décision erronée, nous sommes déjà condamnés, et peu importe ce que nous faisons dans cette vie – car la rédemption se situe au-delà des pensées ou des actes de l’être humain.

Avant que Chantal ne se décide à partir, il ajouta :

— Vous pouvez décider de ne pas collaborer. Dans ce cas, je révélerai à tous que je vous ai donné la possibilité de les aider et que vous vous y êtes refusée. Alors, je leur ferai moi-même la proposition. S’ils décident de tuer quelqu’un, il est probable que vous serez la victime.

3

Les habitants de Bescos se familiarisèrent très vite avec les habitudes de l’étranger : il se réveillait tôt, prenait un petit déjeuner copieux et partait marcher dans les montagnes, malgré la pluie qui n’avait pas cessé de tomber depuis le lendemain de son arrivée et qui s’était bientôt changée en tempête de neige entrecoupée de rares accalmies. Il ne déjeunait jamais : il avait l’habitude de revenir à l’hôtel au début de l’après-midi, il s’enfermait dans sa chambre et faisait une sieste – du moins le supposait-on.

Dès que la nuit tombait, il repartait se promener, cette fois dans les alentours de la bourgade. Il était toujours le premier à se mettre à table pour le dîner ; il savait commander les plats les plus raffinés, il ne se laissait pas abuser par les prix, choisissait toujours le meilleur vin – qui n’était pas forcément le plus cher –, fumait une cigarette et passait au bar où dès le premier soir il se soucia de lier connaissance avec les hommes et les femmes qui le fréquentaient.

Il aimait entendre des histoires de la région et des générations qui avaient vécu à Bescos (quelqu’un disait que, par le passé, le village avait été plus important, comme l’attestaient les maisons en ruine au bout des trois rues existantes), et s’informer des coutumes et superstitions qui imprégnaient encore la vie des campagnards, ainsi que des nouvelles techniques d’agriculture et d’élevage.

Quand arrivait son tour de parler de lui-même, il racontait des histoires contradictoires – tantôt il disait qu’il avait été marin, tantôt il évoquait de grandes usines d’armement qu’il aurait dirigées ou parlait d’une époque où il avait tout quitté pour séjourner dans un monastère, en quête de Dieu.

À la sortie du bar, les clients discutaient, se demandant si l’étranger disait ou non la vérité. Le maire pensait qu’un homme peut être bien des choses dans la vie, même si depuis toujours les habitants de Bescos savaient que leur destin était tracé dès l’enfance. Le curé était d’un avis différent, il considérait le nouveau venu comme quelqu’un d’égaré, de perturbé, qui venait là pour essayer de se trouver lui-même.

En tout cas, une seule chose était sûre : il ne resterait que sept jours dans la bourgade. En effet, la patronne de l’hôtel avait raconté qu’elle l’avait entendu téléphoner à l’aéroport de la capitale pour confirmer sa réservation – curieusement, à destination d’une ville d’Afrique, et non d’Amérique du Sud. Aussitôt après le coup de téléphone, il avait sorti de sa poche une liasse de billets de banque pour régler d’avance sa note.

— Non, je vous fais confiance, avait-elle dit.

— Je tiens à vous régler tout de suite.

— Alors, utilisez votre carte de crédit, comme les autres clients en général. Et gardez ces billets pour vos petites dépenses pendant le reste de votre voyage.

Elle avait failli ajouter : « Peut-être qu’en Afrique on n’accepte pas les cartes de crédit », mais il aurait été embarrassant pour elle de révéler ainsi qu’elle l’avait écouté parler au téléphone et qu’elle pensait que certains continents étaient moins développés que d’autres.

L’étranger l’avait remerciée pour son souci de faciliter son voyage, mais lui avait demandé poliment d’accepter son argent.

Les trois soirs suivants, il paya – toujours en espèces – une tournée générale aux clients du bar. Cela n’était jamais arrivé à Bescos, si bien que tout le monde oublia les histoires contradictoires qui couraient au sujet de cet homme, désormais considéré comme un personnage généreux et cordial, sans préjugés, disposé à traiter les gens de la campagne sur le même pied que les hommes et les femmes des grandes villes.

Dès lors, les discussions nocturnes changèrent de sujet : quand le bar fermait, les couche-tard donnaient raison au maire, disant que le nouveau venu était un homme riche d’expériences, capable de comprendre la valeur d’une bonne amitié. Pourtant, d’autres garantissaient que le curé avait raison, n’était-ce pas lui qui connaissait le mieux l’âme humaine ? – et donc l’étranger était bien un homme solitaire, à la recherche de nouveaux amis ou d’une nouvelle vision de la vie. En tout cas, les habitants de Bescos s’accordaient pour dire que c’était une personne agréable et ils étaient convaincus qu’il leur manquerait, dès son départ prévu le lundi suivant.

En outre, tous avaient apprécié son tact, révélé par un détail important : d’ordinaire, les voyageurs, surtout quand ils arrivaient seuls, cherchaient toujours à engager la conversation avec Chantal Prym, la serveuse du bar – peut-être dans l’espoir d’une aventure éphémère ou autre chose ; or cet homme ne s’adressait à elle que pour commander à boire et il n’avait jamais échangé avec elle le moindre regard charmeur ou équivoque.

4

Les trois nuits qui suivirent leur rencontre au bord de la rivière, Chantal ne parvint pratiquement pas à dormir. La tempête soufflait par intermittence avec un bruit terrifiant et faisait claquer les volets vétustes. A peine endormie, Chantal se réveillait en sursaut, en nage, et pourtant elle avait débranché le chauffage pour économiser l’électricité.

La première nuit, elle se trouva en présence du Bien. Entre deux cauchemars – qu’elle n’arrivait pas à se rappeler –, elle priait et demandait à Dieu de l’aider. À aucun moment elle n’envisagea de raconter ce qu’elle avait entendu, d’être la messagère du péché et de la mort.

Vint l’instant où elle se dit que Dieu était trop lointain pour l’écouter et elle commença à adresser sa prière à sa grand-mère, morte depuis peu, qui l’avait élevée car sa mère était morte en lui donnant le jour. Elle se cramponnait de toutes ses forces à l’idée que le Mal était déjà passé une fois dans ces parages et était parti à jamais.

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