Paulo Coelho - Le Démon Et Mademoiselle Prym
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« Ce sera facile de m’enterrer, je mourrai à l’entrée du cimetière. »
Chantal délira toute la nuit, mais elle sentit que la fièvre baissait à mesure que les premières lueurs du jour entraient dans sa chambre. Quand ses forces furent revenues, elle put enfin dormir un long moment d’un sommeil calme. Un coup de klaxon familier la réveilla : c’était le boulanger ambulant qui venait d’arriver à Bescos, à l’heure du petit déjeuner.
Elle se dit qu’elle n’avait pas besoin de sortir pour acheter du pain, elle était indépendante, elle pouvait faire la grasse matinée, elle ne travaillait que le soir. Mais quelque chose en elle avait changé : elle avait besoin d’être en contact avec le monde si elle ne voulait pas sombrer dans la folie. Elle avait envie de rencontrer les gens qui se rassemblaient autour de la fourgonnette verte, heureux d’aborder cette nouvelle journée en sachant qu’ils auraient de quoi manger et de quoi s’occuper.
Elle les rejoignit, les salua, entendit quelques remarques du genre : « Tu as l’air fatiguée » ou « Quelque chose ne va pas ? » Tous aimables, solidaires, prêts à donner un coup de main, innocents et simples dans leur générosité, tandis qu’elle, l’âme engagée dans un combat sans trêve, se débattait dans ses rêves de richesse, d’aventures et de pouvoir, en proie à la peur. Certes, elle aurait bien voulu partager son secret, mais même si elle ne le confiait qu’à une seule personne, tout le village le connaîtrait avant la fin de la matinée – il valait donc mieux se contenter de remercier ceux qui se souciaient de sa santé et attendre que ses idées se clarifient un peu.
— Ce n’est rien. Un loup a hurlé toute la nuit et ne m’a pas laissée dormir.
— Un loup ? Je ne l’ai pas entendu, dit la patronne de l’hôtel, également présente.
— Cela fait des mois qu’un loup n’a pas hurlé dans cette région, précisa la femme qui fabriquait les produits vendus dans la petite boutique du bar. Les chasseurs les ont sans doute tous exterminés. Malheureusement, c’est mauvais pour nos affaires. Si les loups disparaissent, les chasseurs ne viendront plus ici dépenser leur argent, puisqu’ils ne pourront plus participer à une compétition aussi stupide qu’inutile.
— Ne dis pas devant le boulanger que les loups vont disparaître, il compte sur la clientèle des chasseurs, souffla la patronne de l’hôtel. Et moi aussi.
— Je suis sûre que j’ai entendu un loup.
— C’était sûrement le loup maudit, supposa la femme du maire, qui n’aimait guère Chantal mais était assez bien élevée pour cacher ses sentiments.
La patronne de l’hôtel haussa le ton.
— Le loup maudit n’existe pas. C’était un loup quelconque qui doit être déjà loin.
Mais la femme du maire répliqua :
— En tout cas, personne n’a entendu de loup hurler cette nuit. Vous faites travailler cette demoiselle à des heures indues. Elle est épuisée, elle commence à avoir des hallucinations.
Chantal laissa les deux femmes discuter, prit son pain et regagna sa chambre.
« Une compétition inutile » : ces mots l’avaient frappée. C’était ainsi qu’eux autres voyaient la vie : une compétition inutile. Tout à l’heure, elle avait failli révéler la proposition de l’étranger, pour voir si ces gens résignés et pauvres d’esprit pouvaient entamer une compétition vraiment utile : dix lingots d’or en échange d’un simple crime qui garantirait l’avenir de leurs enfants et petits-enfants, le retour de la gloire perdue de Bescos, avec ou sans loups.
Mais elle s’était contrôlée. Sa décision, toutefois, était prise : le soir même, elle raconterait l’histoire, devant tout le monde, au bar, de façon que personne ne puisse dire qu’il n’avait pas entendu ou pas compris. Peut-être que les clients empoigneraient l’étranger et le conduiraient directement à la police, la laissant libre de prendre son lingot en récompense pour ce service rendu à la communauté. A moins qu’ils ne refusent de la croire, et l’étranger partirait persuadé que tous étaient bons – ce qui n’était pas vrai.
Tous sont ignorants, naïfs, résignés. Aucun ne croit à des choses qui ne font pas partie de ce qu’il a l’habitude de croire. Tous craignent Dieu. Tous – elle comprise – sont lâches au moment où ils peuvent changer leur destin. Quant à la bonté, elle n’existe pas – ni sur la terre des hommes lâches, ni dans le ciel du Dieu tout-puissant qui répand la souffrance à tort et à travers, simplement pour que nous passions toute notre vie à Lui demander de nous délivrer du mal.
La température avait baissé. Chantal se hâta de préparer son petit déjeuner pour se réchauffer. Malgré ses trois nuits d’insomnie, elle se sentait revigorée. Elle n’était pas la seule à être lâche. En revanche, peut-être était-elle la seule à avoir conscience de sa lâcheté, vu que les autres disaient de la vie qu’elle était une « compétition inutile » et confondaient leur peur avec la générosité.
Elle se souvint d’un habitant de Bescos qui travaillait dans une pharmacie d’une ville voisine et qui avait été licencié vingt ans plus tôt. Il n’avait réclamé aucune indemnité parce que, disait-il, il avait eu des relations amicales avec son patron, ne voulait pas le blesser, en rajouter aux difficultés financières qui avaient motivé son licenciement. Du bluff : cet homme n’avait pas fait valoir ses droits devant la justice parce qu’il était lâche, il voulait être aimé à tout prix, il espérait que son patron le considérerait toujours comme une personne généreuse et fraternelle. Un peu plus tard, ayant besoin d’argent, il était allé trouver son ex-patron pour solliciter un prêt. Celui-ci l’avait rembarré avec rudesse : « N’avez-vous pas eu la faiblesse de signer une lettre de démission ? Vous ne pouvez plus rien exiger ! »
« Bien fait pour lui », se dit Chantal. Jouer les âmes charitables, c’était bon uniquement pour ceux qui avaient peur d’assumer des positions dans la vie. Il est toujours plus facile de croire à sa propre bonté que d’affronter les autres et de lutter pour ses droits personnels. Il est toujours plus facile de recevoir une offense et de ne pas y répondre que d’avoir le courage d’affronter un adversaire plus fort que soi. Nous pouvons toujours dire que nous n’avons pas été atteints par la pierre qu’on nous a lancée, c’est seulement la nuit – quand nous sommes seuls et que notre femme, ou notre mari, ou notre camarade de classe est endormi –, c’est seulement la nuit que nous pouvons déplorer en silence notre lâcheté.
Chantal but son café en se disant : « Pourvu que la journée passe vite ! » Elle allait détruire ce village, en finir avec Bescos le soir même. De toute façon, c’était déjà une bourgade condamnée à disparaître en moins d’une génération puisqu’il n’y avait plus d’enfants – la jeune génération faisait souche dans d’autres villes du pays où elle menait la belle vie dans le tourbillon de la « compétition inutile ».
Mais la journée s’écoula lentement. A cause du ciel gris, des nuages bas, Chantal avait l’impression que les heures traînaient en longueur. Le brouillard ne permettait pas de voir les montagnes et le village semblait isolé du monde, perdu en lui-même, comme si c’était la seule partie habitée de la Terre. De sa fenêtre, Chantal vit l’étranger sortir de l’hôtel et se diriger vers les montagnes, comme à l’accoutumée. Elle craignit pour son lingot d’or mais se rassura aussitôt : il allait revenir, il avait payé une semaine d’hôtel et les hommes riches ne gaspillent jamais un centime, seuls les pauvres en sont capables.
Elle essaya de lire mais ne parvint pas à se concentrer. Elle décida de faire un tour dans le village et elle ne rencontra qu’une seule personne, Berta, la veuve qui passait ses journées assise sur le pas de sa porte, attentive à tout ce qui pouvait se produire.
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