Pérez-Reverte, Arturo - Les bûchers de Bocanegra

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Je me relevai lentement. Replié sur lui-même, Luis de la Cruz ne se plaignait plus. Il mourait silencieusement et je n’entendais plus que sa respiration, toujours plus faible et saccadée, étouffée de temps en temps par un gargouillement sinistre. Il n’avait plus la force de demander de l’aide ni de m’appeler petit. Il se noyait dans son sang qui lentement se répandait en une large tache sombre qu’éclairait la lune.

Très loin, j’entendis un dernier coup de pistolet ou d’arquebuse, comme si on pourchassait quelqu’un. Et je voulus croire que quelqu’un l’avait tiré, impuissant, contre l’ombre fugace d’un capitaine Alatriste qui parvenait à se mettre en lieu sûr à la faveur de la nuit. Quant à mes jeunes os, il était grand temps que j’y songe. Je m’approchai donc du moribond, sortis de son ceinturon cette dague qui ne lui servirait plus de rien pour son ultime voyage et, l’arme au poing, je me relevai avec la ferme intention de ne pas traîner davantage dans le coin.

C’est alors que j’entendis la petite musique. Une espèce de tiruli-ta-ta que quelqu’un sifflotait derrière moi. J’en eus froid dans le dos et mes doigts poisseux du sang de Luis de la Cruz se crispèrent sur le pommeau de la dague. Je me retournai très lentement en brandissant la lame qui jeta un bref éclair devant mes yeux. Appuyée au bout du muret de pierre, je découvris une ombre qui m’était familière : une silhouette sombre drapée dans une cape, coiffée d’un chapeau noir à large bord. Quand je la reconnus, je sus que le piège était mortel et qu’il s’était refermé sur moi aussi.

— On se retrouve, mon garçon, dit l’ombre.

La voix cassée et rauque de Gualterio Malatesta résonnait dans le silence de la nuit comme une sentence de mort. Vous me demanderez sans doute pourquoi diable je suis resté planté là, au lieu de m’enfuir. La raison en est double : d’une part, l’apparition de l’Italien m’avait figé sur place ; de l’autre, mon ennemi me barrait la route qui m’aurait permis de fuir le lieu où se mourait le pauvre Luis de la Cruz. J’étais donc là, la dague au poing, tandis que Malatesta m’observait avec le calme de quelqu’un qui a devant lui l’éternité du temps.

— On se retrouve, répéta-t-il.

Il s’écarta du mur comme s’il lui en coûtait, à regret, et fit un pas dans ma direction. Un seul. Je vis que son épée n’était pas sortie de son fourreau. Je fis un geste avec la dague, sans la baisser, et la lame se mit à luire faiblement entre lui et moi.

— Donne-moi ça, dit-il.

Je serrais les mâchoires sans répondre pour qu’il ne puisse deviner combien j’avais peur. Par terre, sur le côté, le moribond poussa un dernier gémissement et je n’entendis plus ses râles. Comme s’il n’avait pas vu ma lame, Malatesta fit encore deux pas dans ma direction et se pencha un peu sur le corps allongé par terre.

— Moins de travail pour le bourreau.

Il le poussa du bout du pied. Puis il se tourna vers moi qui continuais à le menacer avec mon arme. Malgré l’obscurité, il paraissait surpris de voir encore la dague dans ma main.

— Donne-moi ça, mon garçon, murmura-t-il sans presque me prêter attention.

D’autres ombres apparaissaient autour de nous, des ombres d’hommes en armes. Et celles-là avaient leurs pistolets, leurs épées et leurs dagues au clair. La lumière d’une lanterne apparut au-dessus du mur et, au coin de la rue, puis descendit la côte. À la clarté qu’elle jetait, je pus voir l’ombre de l’Italien se découper sur Luis de la Cruz, immobile, recroquevillé par terre. S’il n’y avait pas eu ses yeux grands ouverts, on aurait dit qu’il dormait dans une immense flaque rouge.

La lanterne s’approchait, me plongeant dans l’ombre de Malatesta. Je le vis se découper à contre-jour sur les reflets métalliques que jetaient les armes des hommes qui arrivaient. J’avais toujours la dague au poing. Quand la lanterne s’arrêta, tout près, elle éclaira de côté, comme une lune sinistre, le visage maigre du spadassin, marqué par la petite vérole, couturé de cicatrices. Au-dessus de sa moustache taillée très fine, ses yeux aussi noirs que ses vêtements m’examinaient, amusés.

— Rends-toi à la Sainte Inquisition, mon garçon – dit-il, et la terrible formule sonnait comme une plaisanterie dans sa bouche, avec ce sourire qui était une menace.

J’étais trop terrorisé pour répondre ou faire un geste. La dague toujours brandie, j’étais figé en statue de pierre. Je suppose que je donnais le change en paraissant rempli d’une farouche détermination. Peut-être est-ce pour cette raison que je crus discerner une lueur de curiosité ou d’intérêt dans les yeux noirs de mon ennemi. Quelques instants plus tard, plusieurs des sbires qui nous cernaient firent mine de vouloir s’occuper de moi, mais Malatesta les arrêta d’un geste. Ensuite, très lentement, comme s’il me donnait le temps de réfléchir, il sortit son épée de son fourreau. Une épée énorme, interminable, avec de grands quillons et une large coquille. Il contempla la lame quelques instants d’un air pensif, puis la leva lentement jusqu’à ce qu’elle brille devant mes yeux. À côté d’elle, ma pauvre dague paraissait ridicule. Mais c’était ma dague. Je continuai donc à la tenir devant moi, même si mon bras commençait à peser du plomb, toujours sans dire un mot, regardant les yeux de l’Italien comme on se laisse fasciner par les yeux d’un serpent.

— Il est culotté, le petit.

Il y eut des rires parmi les ombres qui nous encerclaient derrière la lanterne. Malatesta allongea sa lame jusqu’à toucher la pointe de ma dague. Ce bruit métallique me fit froid dans le dos.

— Allez, donne, dit-il.

Quelqu’un rit encore et mon sang ne fit qu’un tour. Je donnai un coup violent pour écarter la lame de Malatesta et le tintement des deux aciers me parut être une sorte de défi. Soudain, sans savoir comment, je vis la pointe de son épée à deux pouces de mon visage, immobile, comme si elle se demandait s’il fallait ou non me transpercer. Je donnai un autre coup, mais la lame de Malatesta disparut aussitôt et mon mouvement se perdit dans le vide.

Il y eut encore des rires. Désemparé, je sentis une grande peine pour moi-même, une tristesse infinie qui me donna envie de pleurer, pas avec les yeux – j’étais trop fier pour laisser couler mes larmes – mais avec mon cœur et ma gorge. Et je compris qu’il y a des choses qu’aucun homme ne peut tolérer, même s’il y va de sa vie, ou justement parce qu’il y va plus que de sa vie. Rempli d’amertume, je me remémorai les montagnes et les champs verdoyants de mon enfance, la fumée qui sortait des cheminées dans l’air humide du matin, je me souvins des mains dures et calleuses de mon père, du frôlement de sa moustache de soldat ce jour où il m’embrassa pour la dernière fois alors que j’étais encore tout petit, avant d’aller rencontrer son destin sous les remparts de Julich. Je sentis la chaleur de la cheminée et j’entrevis ma mère penchée devant le feu, cousant ou faisant la cuisine, et le rire de mes petites sœurs qui jouaient à côté. J’eus une pensée désespérée pour la chaleur tiède de mon lit au petit matin, en plein hiver. Puis ce fut le ciel bleu comme les yeux d’Angélica d’Alquézar qui me manqua cruellement, alors que j’étais dans la nuit noire, éclairé par une lanterne, dans cette rue où j’allais finir mes jours d’une si triste manière. Mais personne ne choisit le moment de sa mort. Et le mien était certainement venu.

C’est donc l’heure de mourir, me dis-je. Avec toute la vigueur de mes treize ans, avec tout le désespoir de celui qui sait qu’il ne pourra plus jamais jouir des belles choses de la vie, je regardai fixement la pointe brillante de l’acier ennemi et je recommandai maladroitement mon âme à Dieu avec une courte prière que ma mère m’avait enseignée dans sa langue basque en même temps que j’apprenais à parler. Ensuite, sûr que mon père m’attendrait les bras ouverts et un sourire de fierté sur les lèvres, je serrai bien fort la poignée de ma dague, je fermai les yeux et je me lançai en avant, frappant à l’aveuglette contre l’épée de Gualterio Malatesta.

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