— Je ne voudrais pas faire un jeu de mot, mais enfin puisque vous parlez de la Sûreté, je ne peux pas m’empêcher de noter qu’elle gaffe terriblement dans les affaires qui nous préoccupent… Nom d’un chien! ces maudits policiers ne peuvent donc jamais se tenir tranquilles?…
— Ils ont encore enquêté? s’informait le lieutenant de Loubersac.
— Non, l’avertissement que j’ai fait donner, et que j’ai donné moi-même au fameux Juve a dû servir de leçon. Ils se tiennent en repos maintenant. Mais je peste toujours à propos des incidents de l’autre jour…
Le colonel Hofferman fit une pause, s’interrompit, et respectueusement, le lieutenant de Loubersac se garda d’interrompre son chef.
— Enfin, lieutenant, reprit subitement le colonel Hofferman, croyez-vous que nous en sortirons jamais, de ces aventures? que disiez-vous tout à l’heure? vous avez du nouveau, tout en n’en ayant pas! c’est une réponse de Normand, ça, vous ne m’avez pas habitué à tant de circonlocutions?…
— Mon Dieu, mon colonel, répondit en riant le lieutenant de Loubersac, ce n’est point seulement une réponse de Normand, c’est la réponse de quelqu’un qui hésite à se prononcer, et qui cependant…
— Qui cependant, quoi? lieutenant?… Avez-vous une idée de l’endroit où peut être le document perdu?
— Non…
— Vous avez des renseignements sur la mort de Brocq?
— Hum!
— Sur la mort de Nichoune, peut-être?
— Mon colonel, avez-vous remarqué que depuis quelques jours je ne vous ai transmis aucun rapport de l’agent Vagualame?
— Diable qu’allez-vous chercher là….
— Je ne cherche rien, mon colonel… je constate. Nichoune est morte assassinée, cela ne fait pas de doute, mon colonel… Nichoune, c’était la maîtresse du caporal Vinson. Le caporal Vinson était sur le point de trahir, s’il n’avait pas trahi déjà. C’était de plus l’amie du capitaine Brocq, et le capitaine Brocq est mort au moment où disparaissait le document… autant de constatations!
— Je ne vois pas où vous voulez en venir?
— Mon Dieu, mon colonel, à ceci: Nichoune a été trouvée morte le samedi 19 novembre… la veille, Nichoune avait reçu la visite de notre agent Vagualame.
— Eh bien, lieutenant?
— Eh bien, mon colonel, je n’aime pas beaucoup cela, mais ce que j’aime moins encore, c’est qu’il y a quelques jours, j’ai eu l’occasion de voir Vagualame. Or, il a paru, au premier moment, vouloir nier qu’il avait été à Châlons.
— Oui… en effet… c’est assez symptomatique… Vagualame… mais dites-moi, lieutenant, comment saviez-vous que Nichoune avait reçu la visite de Vagualame?
— Depuis quelque temps, mon colonel, Vagualame était sous la surveillance de l’officier chargé de surveiller nos agents. Vagualame avait été pris en filature par le capitaine Loreuil, travesti en tante Palmyre, qui a découvert, le lendemain du jour de la visite de Vagualame, l’assassinat de Nichoune dont il avait eu le soupçon, trouvant que Vagualame avait à l’endroit de la jeune femme une attitude surprenante…
— Oui, dit le colonel Hofferman, tout cela est grave, mais enfin, il faudrait admettre que Vagualame a joué double jeu, qu’il ait été à la fois espion et traître? mais vous n’avez, somme toute, lieutenant, pour incriminer cet agent que nous connaissons depuis longtemps qu’un bien vague indice… l’espèce de réticence que vous avez cru qu’il mettait à reconnaître son voyage à Châlons?…
— En effet, mon colonel, si je n’avais que cela…
— Vous savez autre chose?
— Je sais, mon colonel, que j’avais donné rendez-vous hier à cet agent, au Jardin, comme d’habitude, que je l’y ai attendu… qu’il n’est pas venu…
Le colonel Hofferman reprenait le bras du lieutenant, et revenait vers les salons:
— On nous observe peut-être, fit-il. Je vous le répète: dans ces maudites fêtes, on ne sait jamais au juste qui vous voit et qui ne vous voit pas. Dites-moi, lieutenant, c’est infiniment grave ce que vous m’apprenez là… Si Vagualame était véritablement en fuite, c’est que Vagualame serait l’assassin de Nichoune, et dans ce cas, rien n’empêcherait de le soupçonner d’une infinité de choses que je n’ai pas besoin de vous préciser…
Le colonel Hofferman, en achevant ces mots, désignait à l’officier qui l’accompagnait un personnage qui se tenait à l’entrée de la grande salle:
— Passons de l’autre côté, dit-il, voilà M. Havard, je ne tiens pas du tout à me rencontrer avec lui… Lieutenant, toute affaire cessante, retrouvez-moi Vagualame dans les trois jours, sinon donnez un mandat au service des recherches… Je vous verrai demain à dix heures, au ministère…
Tandis que le colonel Hofferman s’entretenait avec le lieutenant de Loubersac, Jérôme Fandor, qui assistait — en Jérôme Fandor naturellement — au bal de l’Élysée, s’occupait de la même affaire.
Arrivé de bonne heure à l’Élysée, Fandor se disait que c’était bien le diable si, parmi les invités de la Présidence, il n’apercevait point quelque ami susceptible de lui fournir des renseignements intéressants sur l’opinion que se formait actuellement le Deuxième Bureau, quant au caporal Vinson… Fandor, qui se trouvait toujours à Verdun, n’était pas sans inquiétude sur la substitution de personne qu’il avait risquée. Se doutait-on de quelque chose au Deuxième Bureau?
Le jeune homme était depuis quelque temps à son poste d’observation, lorsque quelqu’un lui frappa familièrement sur l’épaule:
— Alors, Fandor, vous faites maintenant le compte rendu des fêtes officielles?
— Vous, Bonnet? ah! par exemple! s’exclamait le journaliste, quelle bonne surprise!
— Ce que je suis devenu, mon cher? hé! je viens d’être nommé juge d’instruction à Châlons…
— Vous êtes juge à Châlons? j’ai précisément des renseignements à demander au juge d’instruction de Châlons.
Et Jérôme Fandor, passant son bras à celui du juge d’instruction Bonnet, entraîna son ami à l’écart.
— Dites-moi, mon cher Bonnet, demanda Fandor lorsqu’ils furent arrivés dans une sorte de petit fumoir, dites-moi, n’est-ce pas vous qui vous êtes occupé de la mort d’une petite chanteuse, nommée…
— Nichoune? si parfaitement…
— Eh bien, vous allez me dire…
— Mon cher ami, je ne vous dirai pas grand-chose, pour la bonne raison que cette affaire est des plus mystérieuses et qu’elle me donne beaucoup de tintouin… Vous connaissiez Nichoune, Fandor?…
— Oui et non… mais je donnerais beaucoup, en revanche, pour connaître son assassin.
Bonnet sourit et, se croisant les bras plaisamment:
— Et moi donc!
— Vous n’avez pas une idée sur l’auteur possible de l’assassinat?
— Peuh! fit-il, une idée, si, à la rigueur… Cette chanteuse avait reçu la veille de sa mort, paraît-il, la visite d’un vieillard, un vieux mendiant que je n’arrive pas à identifier et qui a mystérieusement disparu… Je me demande si ça ne serait pas… en tout cas, c’est de ce côté que je vais chercher… Voulez-vous que je vous tienne au courant? C’est toujours rue Richer qu’il faut vous écrire?
— Vrai, dit-il, vous seriez tout à fait gentil, en effet, de m’écrire rue Richer dès que vous aurez du nouveau dans cette affaire. Je ne peux pas vous expliquer toute l’importance que j’y attache, mais elle est énorme…
— Eh bien, entendu… comptez sur moi! Vous venez faire un tour dans les salons, Fandor?
— Si vous voulez…
Soudain, Fandor quittait son ami:
— Mon cher, je vous dis au revoir, vous m’excusez? voici quelqu’un qu’il faut que j’interviewe…
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