Le plus naturellement du monde, l’imprimeur venait de faire entrer le journaliste dans de très vastes ateliers:
— Voici la rotative sur laquelle se tire Le Phare de Verdun , expliquait-il, vous pouvez vous rendre compte que c’est une rotative dernier modèle… vous connaissez le fonctionnement de ces machines?
— Du diable, pensa Fandor, si ce brave jeune homme s’imagine qu’il parle à un professionnel de l’imprimerie!
Mais Fandor dissimulait son dédain et s’extasiait:
— C’est admirable! déclarait-il, pour un ignorant comme moi en mécanique, c’est en tous points merveilleux… ah! je voudrais bien voir fonctionner une machine comme celle-là?
— C’est un désir facilement réalisable, déclarait-il; vous n’aurez qu’à vous présenter ici un prochain après-midi, je vous montrerai les ateliers en plein fonctionnement…
Et il entraîna le journaliste dans un autre coin de l’imprimerie:
— Vous connaissez les linotypes?
Fandor dut admirer de nouveau, bien qu’à la vérité, en homme du métier, il n’appréciait pas énormément les machines que son hôte lui soumettait.
— Pourquoi diable cette visite? songeait-il…
Fandor devait bientôt avoir le mot de l’énigme: L’imprimeur, en effet, l’entraîna vers une sorte de petite pièce dissimulée, presque un cabinet de débarras…
— Tenez, faisait-il, voici une presse qui, j’en suis sûr, vous plaira…
Et comme Fandor, assez intrigué, cette fois, considérait une housse grise, sous laquelle il devinait un bâti métallique, l’imprimeur interrogeait:
— Vous savez ce que c’est, caporal?
— Pas du tout…
— Une machine à faire des billets de banque…
— Hein?
L’exclamation de surprise avait échappé à Fandor… Ah ça, est-ce qu’en plus d’espionnage, ces gens-là s’occupaient aussi de fausse monnaie? Il reprit:
— Vraiment, vous fabriquez des billets de banque?…
— Vous allez voir… oh, bien entendu, des billets pour rire… mais enfin ils peuvent être utiles…
Une fois encore l’intonation faisait l’intérêt du mot! De faux billets de banque qui pouvaient être utiles?… Fandor décida d’éclaircir ce mystère:
— Je serais curieux, dit-il, de voir fabriquer ces billets de la sainte farce… Est-ce que vous…
— Mais j’allais vous le proposer…
Le jeune imprimeur tournait la manivelle de la machine.
— Tendez les mains!..
Et Jérôme Fandor eut la surprise de recevoir un superbe billet de banque de cinquante francs, tout neuf!..
— Qu’en dites-vous, dit l’imprimeur, est-ce bien imité?
— Certes, répondait le journaliste qui, considérant le billet de banque, demeurait fort perplexe:
— Et en voici d’autres, tenez… prenez…
Neuf autres billets tombèrent dans les mains de Fandor…
Mais le journaliste avait l’œil vif.
Et puis ça n’était pas la première fois qu’il visitait une imprimerie.
Et ce qui l’intriguait tout à l’heure ne l’intriguait plus maintenant…
— Parbleu! comprenait-il, le truc est enfantin!.. ce sont de vrais billets qui m’arrivent dans les mains… cette machine-là n’imprime rien du tout… mon nouvel ami l’a chargée tout bonnement de me donner le paiement de mes futures trahisons — cinq cents francs — et il glisse ces billets de banque sous les rouleaux… En somme, c’est un moyen de me payer, sans en avoir l’air, sans se compromettre…
— Et maintenant, caporal, proposa-t-il, il me semble que nous pourrions bien aller vider une bouteille en l’honneur de notre nouvelle connaissance?…
Le journaliste n’avait guère envie de trinquer. Il lui fallait cependant, à peine de se singulariser, accepter avec une joie feinte l’offre qu’on lui faisait.
— Évidemment, pensait-il, un caporal n’a pas le droit de ne pas vider une bouteille!
Fandor, une fois encore, imposa silence à ses propres désirs, il gardait une mine souriante, charmée, tandis que le verre en main il continuait à causer avec son interlocuteur.
Il se leva enfin, s’excusant:
— Il va falloir que je vous quitte, monsieur… ma permission de minuit n’est pas expirée, certes, mais j’ai des courses à faire…
Fandor avait hâte de se retrouver seul, de pouvoir réfléchir, de pouvoir coordonner ses pensées.
— Je suis, maintenant, songea-t-il, définitivement introduit dans les milieux d’espionnage de Verdun… il faut que j’avise aux meilleurs moyens à employer pour y découvrir des choses intéressantes…
L’imprimeur ne le retint pas, semblait au contraire apprécier l’intelligence du jeune soldat qui devinait que l’entrevue était terminée…
Dans les salons brillamment éclairés de l’Élysée, une foule élégante se pressait, foule assez mélangée d’ailleurs où l’on comptait les grands noms du Parlement, de la diplomatie, où l’on rencontrait aussi les membres du haut commerce parisien et pas mal d’inconnus, d’anonymes ayant obtenu une carte d’invitation pour cette réception officielle.
Quinze jours avant, le prince Io avait présenté ses lettres de créance, s’était vu accrédité de façon définitive. C’était en son honneur que le président de la République recevait ce soir-là, et on se montrait curieusement, au centre du dernier salon, le noble Japonais en costume national tout chamarré de broderies, l’air subtil, les traits fins, un sourire aux coins des lèvres…
Le vieux diplomate considérait, en effet, avec un amusement assez dédaigneux le public composite qui, réuni dans les salons de l’Élysée, devait lui donner une piètre impression de l’aristocratie de la Troisième République.
Un peu à l’écart des salons en quelque sorte publics où se pressait la foule des invités du Président, se trouvaient de graves personnages causant d’un air ennuyé, des affaires de l’État. Ceux qui passaient se les montraient du doigt et les regardaient curieusement. Ces personnages étaient en quelque sorte l’une des attractions de la fête:
— Regardez, ce sont les ministres!..
Le président de la République, debout contre la cheminée, causait avec l’un d’eux. Et lui aussi gardait un air ennuyé, excédé, l’air d’un homme qui se voit obligé de respecter les formalités stupides du protocole.
Or, dans le salon où se trouvait le prince Io qui, lui, dédaigneux de rites que sa qualité d’étranger pouvait lui permettre de feindre ignorer, avait trouvé bon de ne point converser avec les ministres, deux hommes causaient avec animation.
L’un parlait sur un ton de commandement, l’autre répondait humblement.
— Voyons, lieutenant, disait le premier — le colonel Hofferman — j’ai eu si peu de temps aujourd’hui au ministère que je n’ai pas pu vous voir… et Dieu sait cependant que je n’oublie pas les affaires dont je vous ai chargé, j’en ai le plus grand souci…
Le lieutenant de Loubersac inclinait la tête en signe d’assentiment.
— Je le conçois, mon colonel… ce ne sont point des affaires à négliger.
— Avez-vous du nouveau?
— Non, mon colonel. C’est-à-dire: je dois vous répondre: Non…
Le colonel Hofferman regarda assez intrigué le brillant officier:
— Que diable voulez-vous exprimer? demanda-t-il.
Et prenant familièrement le lieutenant de Loubersac par le bras, le colonel Hofferman l’entraîna:
— Venez donc faire un tour de jardin, il ne fait pas froid du tout ce soir, et tant qu’à causer sérieusement, j’aime mieux causer à l’écart…
— Vous avez raison, mon colonel, prudence est mère de la sûreté.
Le colonel haussait les épaules:
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