Au moment où Fandor approchait, il entendit l’abbé qui disait d’une voix aigrelette au chauffeur:
— Alors, mon cher ami, qu’est-ce qui se passe? qu’a-t-elle encore votre voiture?
Sombrement, sur un ton de désespoir comique, l’élégant voyageur répondait au prêtre:
— Mon cher abbé, ce n’est plus le pneu avant droit, c’est le pneu arrière gauche qui vient de crever!..
— Dois-je descendre?
— Nullement! ne bougez pas!
Fandor n’était plus qu’à quelques mètres de l’automobile, le chauffeur ajoutait, se tournant à demi vers ce passant:
— Malheureusement, mon cric fonctionne mal et je me demande si je vais pouvoir tout seul réussir à le glisser sous l’essieu…
— Évidemment, pensa Fandor, d’après les principes que m’a donnés Vinson, je n’ai pas à hésiter…
Il proposa:
— Si je peux vous donner un coup de main?
Le chauffeur se retourna souriant:
— Vous êtes bien aimable, caporal… je ne refuserai pas votre aide…
D’un coffre de la voiture, il trouva un cric de fonte qui ne semblait point, à première vue, à l’œil exercé de Fandor, devoir fonctionner si mal que cela… Fandor, d’un coup de main, en homme expérimenté, l’aida à soulever la roue dont le pneumatique, en effet, venait de rendre l’âme…
— Voilà, monsieur, dit-il…
Le journaliste ajouta:
— Dommage tout de même que l’automobile ça ait besoin de pneumatiques… c’est toujours avec les crevaisons des retards à n’en plus finir…
L’abbé demeuré dans la voiture eut un petit haussement d’épaules et répondit au jeune soldat.
Le chauffeur cependant étalait sur le sol une chambre à air dont il dévissait le chapeau de valve afin de pouvoir l’introduire à la place de la chambre éclatée qu’il venait, très expertement de dégager.
— Sommes-nous loin de Verdun? interrogea-t-il…
— Cinq ou six kilomètres, répondit Fandor…
— Seulement?…
— Seulement, monsieur…
— Ah! bon!.. bon!.. et dites-moi le long de la route que nous suivons, il n’y a pas un chemin de fer?…
— Non, monsieur, on projette bien une voie stratégique, mais les travaux ne sont pas encore commencés…
Le chauffeur sourit et approuva:
— C’est toujours si long les projets avec l’administration française!..
— Ça, oui!..
Un petit silence pesa.
Fandor songeait, très intéressé, que, tout de même, il était bien possible que ce touriste fût…
— Ouf! fit le chauffeur en se relevant soudain. Il ne va plus y avoir qu’à rentrer cette enveloppe avec toute cette série de leviers, et si vous voulez bien encore me prêter votre aide?…
— Mais certainement…
— Oh, pas tout de suite… laissez-moi me reposer… j’ai les reins brisés d’être resté accroupi…
L’inconnu parcourut quelques pas sur la route et montrant encore à Fandor l’horizon:
— On a un joli point de vue ici… vous connaissez la région, caporal?
— Comme ça… pas trop mal…
— Alors vous allez pouvoir me donner quelques renseignements… Qu’est-ce que c’est là-bas cette grande cheminée?…
— C’est la cheminée de la fonderie de cloches…
— Ah oui, c’est vrai, j’ai entendu parler de cette usine… oh! mais ça a l’air tout près…
Fandor secouait la tête:
— Ça a l’air, remarquait-il… par la route il y a bien encore onze kilomètres…
— Tant que ça!.. À vol d’oiseau c’est à côté…
— Oui, ça semble…
Le chauffeur insistait:
— Mais combien, croyez-vous donc, caporal, qu’il peut y avoir d’ici là-bas en droite ligne? On doit vous apprendre au régiment à évaluer les distances?
Cette fois Fandor ne doutait plus. L’homme qui lui parlait était assurément l’espion qu’il cherchait à rencontrer. Qu’aurait signifié sans cela cette série de questions?
Et Fandor se rappelait encore que le caporal Vinson lui avait dit:
— Quand on a affaire à un nouveau chef espion, on est toujours certain que celui-ci vous fait passer une sorte de petit examen, histoire de se rendre compte de vos capacités…
Mais le jeune homme ne réfléchit qu’une minute; il répondit:
— À vol d’oiseau j’estime qu’il n’y a pas plus de quatre kilomètres, la route fait un long détour…
— Bien!.. bien!.. approuvait le chauffeur, vous ne devez pas vous tromper de beaucoup…
Il semblait à Fandor que ce touriste hésitait quelques secondes, comme sur le point de lui poser une question plus précise. Mais déjà il revenait vers l’automobile et appelant Fandor:
— Tenez, caporal, puisque vous êtes si obligeant, aidez-moi donc en tenant ce levier… Il y a longtemps que vous êtes en garnison à Verdun?
— Ma foi non, quelques jours seulement…
— Vous n’êtes pas trop ennuyé?
— Pourquoi donc?
— Je veux dire, la discipline n’est pas trop sévère?…
— Oh! répondit-il, moi je n’ai pas encore trop à me plaindre, j’ai assez facilement des permissions…
Mais le mystérieux touriste ne saisissait pas l’allusion, ou feignait de ne pas la comprendre:
— Et cela fait toujours plaisir! dit-il…, ah! le diable, pour les jeunes soldats dans les villes de garnison c’est, n’est-ce pas… que même les jours de permission ils ne savent comment se distraire?… Mais vous avez sans doute des relations, caporal?
— Hélas! non, monsieur…
— Eh bien, puisque vous êtes si obligeant, riposta le chauffeur, je me ferai un plaisir, si vous le voulez bien de vous présenter à des gens qui vous amuseront…
— Vous avez des amis, monsieur, à Verdun?
— Je connais quelques personnes..; et l’abbé qui m’accompagne aussi… tiens! une idée!.. monsieur le caporal, venez donc ce soir à sept heures me demander à l’imprimerie des Frères Noret. Ce sont de bons camarades, vous trouverez là des jeunes gens de votre âge avec qui vous sympathiserez sûrement et qui, je n’en doute pas, vous seront utiles…
— Vous êtes trop aimable, répondit-il, je ne voudrais pas…
— Du tout! du tout! c’est bien la moindre des choses que je vous propose… venez à sept heures… Encore merci, caporal, pour votre aide… Je ne vous offre pas de vous ramener à Verdun, ma voiture n’ayant que deux places, mais je vous répète… à ce soir.
— À ce soir.
Et pour lui seul, il monologuait:
— Pas de doute!.. voilà bien le chef espion de la région, mais du diable si je suis plus avancé maintenant qu’il y a une heure!..
* * *
À sept heures très précises, Fandor se présenta à l’imprimerie Noret, dont il avait relevé l’adresse dans un des annuaires de la ville.
Il sonna, fut introduit dans un salon d’attente, modestement décoré, ayant une vague allure de parloir de couvent. L’homme qui était venu lui ouvrir demandait:
— Qui dois-je annoncer à ces messieurs?
— Dites-leur que c’est le caporal Vinson…
Quelques minutes d’attente. Un grand jeune homme, mince, à barbe rousse, entra bientôt dans la pièce:
— Bonjour, caporal! nos amis communs m’ont annoncé votre visite… ils ne sont pas encore arrivés, mais il est bien inutile, j’imagine, que nous attendions pour faire connaissance, des présentations régulières?…
— Vous êtes trop aimable, monsieur, un modeste caporal comme moi est bien heureux de trouver dans une ville de garnison des camarades…
— Allons donc, laissons cela, je suis très content aussi de faire votre connaissance… tenez! en attendant nos amis… voulez-vous visiter les ateliers, vous verrez, c’est une visite intéressante… et utile…
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