Mais père n'aurait pas été père, s'il n'avait pas voulu encore quelque chose de mieux. Il ne lui suffisait pas d'avoir importé d'un volcan du feu de confection, il voulait nous voir le manufacturer nous-mêmes:
– C'est ridicule! dit-il, quand le foyer se fut étouffé pour la dixième ou la centième fois.
– Ainsi, à chaque coup que vos tantes, que ces têtes de linottes laisseront le fourneau s'éteindre, il me faudra grimper sur une montagne de quatre mille cinq cents mètres? C'est intolérable, à mon âge. Mais puisque tout espoir est perdu d'améliorer vos tantes, et même vos mères respectées, il faut trouver autre chose.
– Mais quoi, p'pa? objectai-je. La combustion spontanée, ça n'existe pas. Ou alors c'est de la magie.
– Et ça, espèce de lémuroïde? dit père. Regarde-moi ça! Tu ne t'es jamais demandé ce que c'est, çal
Il me montrait les étincelles qui, de temps à autre, s'envolaient du silex que Tobie travaillait. Mais l'idée de comparer, à la tempête chaude et furieuse de nos brasiers, ces froides lucioles mortnées, ne me serait jamais venue! C'était comme comparer une chenille à un mammouth.
– C'est l'âme de la pierre, dis-je. D'ailleurs, si c'était du feu, les pierres pourraient brûler.
– Il y en a qui le peuvent, je les ai vues faire, grommela père, sans prêter aucune attention à mes idées, comme d'habitude.
Mais maintenant je riais sous cape devant les vains efforts qu'il faisait pour capter les minuscules étoiles qui jaillissaient des silex de Tobie. Il partait du principe que si l'on peut porter du feu à partir des étincelles que projette un tison, il n'y avait pas de raison pour qu'on ne puisse le faire à partir de celles que projette un silex. Mais quand, n'y parvenant pas, il finissait dans sa colère par jeter les pierres dans le feu, elles s'éteignaient tout simplement.
Il disait que si l'on frappait un silex assez souvent et violemment, il s'échauffait et se fâchait, comme nous le faisions nous-mêmes quand il nous battait. Cela devrait donc être vrai aussi pour deux bâtons, et il essaya. Et quand en effet les bâtons s'échauffaient de rage et d'efforts, père s'attendait à tout instant à les voir éclater en flammes. Mais il ne se produisait jamais rien de la sorte. Sa seule consolation, c'était d'avoir découvert que si l'on souffle sur des cendres mortes, parfois elles se réveillent. C'était le vent qui l'avait mis un jour sur cette voie. Mais il ne parvenait jamais à dépasser ce point. Les braises devaient toujours provenir du feu-père d'un volcan, à quelque degré lointain de parenté que ce fût. Il essaya pendant des mois, sans se décourager. Mais souvent, haletant, il abandonnait ses efforts et s'en prenait à moi avec rage.
– Bon sang, Ernest, tu ne feras donc jamais rien pour m'aider? Tiens, prends ce bâton, et cogne-le-moi sur l'autre jusqu'à ce qu'il s'échauffe – chaud, chaud, brûlant, te dis-je!
Je faisais comme il me commandait, mais je savais bien que c'était du temps et des efforts perdus. Je n'étais pas un volcan et j'en avais vite assez. Alors père m'aiguillonnait à l'aide des massacres de bêtes que j'avais tuées, ce qui était douloureux à différents endroits, et humiliant. Je me remettais au travail. Mais c'était inutile, père le savais aussi bien que moi.
C'est environ de ce temps que l'oncle Ian revint.
Ian était un petit homme trapu, aux jambes arquées. Il avait le cheveu roux, la barbe maigrichonne, rousse elle aussi, l'œil très bleu et vif. Des cicatrices couvraient son corps. Et pour peu qu'on lui demandât: «Et celle-ci, oncle Ian, comment que tu l'as eue?», chacune déclenchait une histoire passionnante.
Tante Gudule le flaira la première et en reconnut l'odeur à une grande distance. Aussi vive qu'un dard en vol elle s'élança en s'écriant: «Ma doué! Vlà mon p'tit homme qui vient!»
Elle nous le ramena en triomphe.
– Eh bien, Ian, mon vieux, ça fait plaisir de te revoir, lui dit père, et il lui entoura de son bras, dans une brève étreinte, les larges épaules.
– Bienvenue au foyer, dit mère, et nous répétâmes tous en sautant sur place:
– Bienvenue, bienvenue, oncle Ian!
Ensuite il fit cérémonieusement le tour du cercle de famille, s'assurant qu'il reconnaissait tout son monde.
– Ah, Barbe, je n'ai point oublié ton pauvre Tony. Aglaé, tu n'as pas pris un jour de plus, pas un seul. Amélie, ma doué, comme te voilà devenue sage! Mais qui est-ce, celui-là? Oswald? Grand Dinornis! ai-je été absent si longtemps? Te v'là quasiment un homme, à présent. Et ça, c'est-y point Ernest? Je n'ai point souvenance de ton visage, petiot, mais ton odeur, celle un peu aigre de l'éléphant quand il prépare un mauvais tour, je ne l'oublierai point. Alexandre? Tobie? William? Toute une bande de nouveaux! Eh ben, eh ben, mes amis, pas à dire mais vous avez un coin vachement chouette, par ici.
Père était aux anges de lui faire visiter son domaine, avec toutes ses améliorations, à commencer, bien sûr, par le feu.
– Ils l'ont en Chine aussi, dit oncle Ian.
– Quoi? s'exclama père. J'ai du mal à le croire!
– Si, si, ils l'ont, répéta l'oncle Ian. Ils sont toujours les premiers pour tout.
– Savent-ils en faire? demanda père, inquiet.
– Ça ne m'étonnerait point, dit oncle Ian, mais il avait marqué une légère hésitation.
– Je te parie que non, dit père d'un ton cassant. Nous avons décidément une avance technologique, nous autres ici.
– Parce que vous, vous savez en faire? dit oncle Ian.
– Pas absolument, dit père, mais nos travaux sont en bonne voie, et nous pouvons prévoir avec confiance que, dès la fin des expériences en cours, nous serons en mesure d'annoncer…
– Voui, dit oncle Ian, et il se mit à sucer une dent creuse. Et Vania, que devient-il?
– Toujours sur la branche, dit père, vexé.
L'oncle perdu et retrouvé fut régalé avec les meilleurs morceaux dont nous disposions: côtes premières de mammouth, escalopes de chalicothérium, cuissot de zèbre, épaule d'agneau et hure de sanglier. Comme entrée, cervelles de babouin et œufs de crocodile, garnis de sang caillé de tortue dont tante Gudule se souvenait qu'il était friand.
– Repas de roi, dit oncle Ian quand le dernier os à moelle lui tomba des mains. N'en ai point fait de pareil depuis Chou-k'ou-tien.
– Où est-ce? En Chine? grommela père, et Ian acquiesça.
Après dîner, oncle Ian dut s'exécuter, et commencer le récit de ses voyages. Récit épique et qui, bien entendu, dura des jours et des semaines. Chaque soir nous empilions une montagne de branches sur le feu, et nous nous accroupissions en cercle autour de lui, munis qui d'un os à ronger, qui d'une lance à aiguiser, qui – surtout les femmes – d'une peau à racler, ou de lianes à tordre pour les pièges. Oncle Ian était le plus grand voyageur que j'aie jamais connu. Il avait ça dans le sang. Il ne pouvait rester en place, et je crois qu'il avait visité toutes les terres accessibles sous le soleil, et vu et observé tout ce qu'on peut y voir. Pas étonnant qu'il eût mis si longtemps à revenir.
– Ça ne vaut pas le coup de descendre vers le sud, en Afrique, disait-il. Le pays est joli, mais c'est un cul-de-sac. Au-delà, rien que la grande bleue. Pays très arriéré, en plus. Vous tombez sur quéque chose qui a l'air, à première vue, d'un pithécanthrope tout à fait prometteur, presque aussi droit que nous, la tête haute, les épaules larges, mais quand il se retourne – misère! Rien qui ressemble à une calotte crânienne, et par là-dessous le visage d'un gorille. Et le vocabulaire aussi: vingt ou trente mots, pas beaucoup plus. Quant à leurs pierres taillées, c'est si piteux que c'en est attendrissant.
Читать дальше