Au moment où je gare la voiture, ils me repèrent. Leur attitude — celle des adultes au moins — se modifie instantanément. Les voilà soudain plus sérieux. Caro dirait qu’ils viennent de réendosser leur costume de super-héros. Par contre, les deux petits ne lâchent rien et continuent de crier pour que tout aille plus vite et plus fort.
Je descends. J’attrape le bouquet et la bouteille pour mes hôtes. J’ai aussi acheté une bricole pour les enfants dont j’ai vérifié l’âge dans le dossier de Kévin. Au moment où ils m’accueillent, une jeune femme sort de la maison et gronde :
— Non mais vraiment, vous êtes siphonnés de jouer avec les gamins dehors par ce temps-là ! Je viens de les doucher. Ils ont les cheveux mouillés et des pyjamas propres ! Les enfants, rentrez !
Alexandre et Sandro font profil bas, mais Kévin répond :
— Ce n’est pas si grave. De toute façon, on ne tombe jamais malade quand on est heureux ! Ils se souviendront toute leur vie de ces jeux alors qu’ils oublieront leur pyjama !
— Surtout s’ils dorment à moitié à poil, comme leur père.
Les deux bambins obéissent à contrecœur. Kévin m’accueille chaleureusement :
— Bonsoir Marie, et bienvenue. Tu arrives en plein psychodrame ! Je te présente la harpie de mon cœur, Clara. Dix ans de bonheur, à condition d’être sourd !
Son épouse fait mine de le taper et m’embrasse avant que j’aie eu le temps de me demander comment me comporter pour ce premier contact.
— Bonsoir Marie. C’est gentil d’être venue. On va se dire « tu ». Les hommes m’ont beaucoup parlé de toi. Il paraît que tu rampes très bien dans les conduits de chauffage… Venant d’eux, c’est un superbe compliment !
Sandro et Alexandre me font la bise le plus naturellement du monde. Il est vrai que nous ne sommes plus au travail mais dans la sphère privée. C’est sans doute pour cela que Sandro m’a à moitié enlacée…
Clara m’entraîne à l’intérieur.
— Marie, je te présente Mélanie, la sœur de Kévin. Deux ans de moins pour l’état civil, mais dix de plus pour la maturité.
On s’embrasse aussi. Pénétrer dans la maison de Kévin me fait un drôle d’effet. Des chaussures dans l’entrée, des photos des enfants aux murs, des jouets qui traînent. Cette maison pourrait être celle de Caroline dans une réalité parallèle.
Mélanie me débarrasse de ma parka. J’offre le vin et les fleurs. Clara les reçoit avec une joie sincère.
— Il ne fallait pas, mais ça me fait vraiment plaisir !
Elle tend la bouteille à Kévin.
— J’imagine que tu préfères ça aux fleurs !
Je sens une belle énergie dans leur couple. Ça doit barder quand ils ne sont pas d’accord, mais au moins c’est vivant. Les enfants restent à une distance prudente et m’observent. Je leur fais signe d’approcher et m’agenouille pour me placer à leur hauteur.
— Lequel est Quentin, lequel est Mathéo ?
Les deux lèvent la main, comme à l’école, mais exactement en même temps. Du coup, je ne sais pas qui est qui.
— J’ai quelque chose pour vous ! Voilà pour toi, Mathéo.
Il s’avance et je l’identifie. Environ sept ans, c’est l’aîné, mais pas de beaucoup.
— Et ça c’est pour toi, Quentin.
Tout excités, les petits prennent leurs paquets et se sauvent les ouvrir dans leur coin jeu aménagé dans le salon.
— Merci pour eux, me glisse Clara.
— De rien. Puis-je t’aider à préparer ?
— Ce n’est pas la peine. Ce soir, ce sont les hommes qui s’occupent du festin. Nous, pour une fois, on se met les pieds sous la table. Viens, on va se servir un petit apéro entre filles.
En prenant une grosse voix, elle lance en direction des fourneaux :
— Qu’est-ce qu’on mange ? On a les crocs ! C’est pas encore prêt ?
Installées près des enfants qui testent leurs nouveaux jouets, nous lions connaissance. Mathéo émet le grondement du moteur de la voiture qu’il fait rouler sur les bras de sa mère, et Quentin imite le sifflement de la turbine en faisant voler sa fusée. Nos premiers échanges concernent les hommes, un sujet universel sur lequel nous sommes souvent d’accord. Nous plaisantons sur l’état de la cuisine lorsqu’ils auront fini de préparer le seul repas — sur plus de six cents — dont ils vont s’occuper en un an. Pour une fois qu’ils se servent de ce qu’ils nous obligent à utiliser toute l’année, Kévin n’arrête pas de râler. « C’est mal conçu », « Où est-ce qu’on pose ça dans ce foutoir ? », « Pourquoi faut-il se contorsionner pour attraper les poêles ? »…
De son fauteuil, Clara répond :
— T’as raison, c’est nul, mais le cuisiniste et toi l’avez imaginé comme des grands pendant que j’étais à la maternité ! Comme si vous ne pouviez pas attendre que je sorte ! Et si tu trouves que c’est petit, tu n’as qu’à m’offrir une maison de cinq cents mètres carrés. Bienvenue dans mon monde ! Hé, j’espère que ça va être bon !
Mélanie lâche :
— C’est pas avec les recettes que l’on trouve dans leurs revues qu’ils vont apprendre à faire la tambouille… Des motos, des montres, des caisses et des filles ! Vroum vroum, tic tac, tut tut et pouët pouët camion !
— C’est ça, les filles, réplique Kévin en riant, prenez-nous pour des demeurés ! Il n’y a qu’à feuilleter vos magazines pour se rendre compte à quel point vous êtes plus futées que nous !
Les garçons rigolent. Il y en a un qui prend une caricature de voix féminine pour déclarer :
— Oh mon Dieu ! Mon horoscope dit que je vais me casser un ongle, ma peau est sèche et je n’ai pas le sac à main à la mode. Je vais mourir !
Ils sont écroulés de rire, nous aussi. Un autre ajoute avec une voix du même genre :
— Est-ce que mourir fait maigrir ? Parce que là ça peut m’intéresser, à condition que ça ne rende pas les cheveux cassants. Pour le savoir, découvrez nos infos exclusives et faites le test psycho page 32 !
Qui a pris cette voix de cinglée survoltée ? Est-ce Sandro, d’habitude si réservé, qui se lâche ? Ou Alexandre, toujours si sérieux ? Il y en a un des deux qui cache bien son jeu.
Les garçons continuent à blaguer sur nous. De notre côté, on se paye leur tête. Le fait est que même séparés, hommes et femmes ne font que se chercher.
On les entend se chamailler au sujet d’un temps de cuisson. Grincement d’un placard et bruits d’ustensiles qui tombent. Rires suspects. Je propose :
— On devrait peut-être aller les aider ?
— C’est inutile, répond Clara, de toute façon le repas est déjà raté. On va mal manger, mais on risque de bien rire !
— N’y va pas, ajoute Mélanie, ils vont te couper l’appétit. Quand je suis allée chercher les olives, ils débattaient pour savoir ce qui sent le plus fort, entre l’haleine après avoir mis un suppositoire à l’eucalyptus ou l’urine après avoir mangé des asperges…
On éclate de rire.
— Vu ce que l’on va manger, commente Clara, c’est peut-être mieux d’avoir l’appétit coupé !
Le petit Mathéo intervient, l’air sérieux :
— Moi j’aime pas les suppositoires, mais j’aime bien faire pipi.
Au moment de passer à table, Kévin fait les présentations avec un tact tout masculin :
— Pour que ce soit clair, je précise que Mélanie a quitté son crétin de petit ami voilà deux mois. Je crois d’ailleurs que c’est un peu la même chose pour Marie ! Alexandre est embringué dans une histoire compliquée et Sandro mène sa vie sentimentale avec la discrétion d’un léopard. Voilà, ça c’est fait.
Clara ajoute aussitôt :
— Je vous prie d’excuser mon mufle de mari, mais il vient de nous faire gagner deux heures !
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