« C'est elles qui cuiront ! »
Il peut courir !… elles sont au diable !… nous en tout cas il faut rentrer… on a retrouvé le Rittmeister et le Revizor , pas en bel état, l'un comme l'autre, un peu chiffonnés, assommés, mais en vie !… je crois, avec quelques fractures… on les trouvait pas, ou seulement deux jours plus tard, ils étaient morts… huit jours qu'elles étaient sur eux, au fond de cette crevasse, à s'amuser… le gendarme aurait pas vu la fumée, nous passions, allions droit devant nous… enfin tant bien que mal… on se faisait aussi kidnapper par d'autres putains, d'autres bagnes… il devait y en avoir… pourquoi pas ?… une chose là nos deux numéros pouvaient pas se sortir de la glaise… ils faisaient l'effort, ils collaient… ils étaient un petit peu mieux, mais que sur le dos, et dans la boue… ils grelottaient… elles leur avaient passé leurs jupes, leurs tabliers, leurs camisoles… réhabillés comme elles !… elles leur avaient emporté tout, la redingote du Revizor et sa sacoche et ses dossiers… et tout l'uniforme du vieux, je vous ai dit, et son sabre, ses bottes, et son revolver… le gendarme prenait note, par là qu'elles se feraient ravoir elles essayeraient de revendre, fatal ! je pensais : peut-être ?… en attendant nous là, nous avions les deux englués, tabassés, concassés, comme !… des loques… pas question qu'ils marchent… heureusement nous étions beaucoup, on les porterait jusqu'au manoir… à dix au moins sous le Revizor autant sous le comte von Leiden… ils se trouveraient portés à bout de bras, pas mal du tout !… ils geignaient toujours… mais surtout du froid… l'automne, le vent assez fort, de l'Est… les corbeaux sont au-dessus de nous, et dans la crevasse… y en a partout… forcément, la viande… et des mouettes !… les mouettes c'est de Rostock… Warnemünde… du littoral… c'est par là Rostock !… je pense au littoral… chez Marie-Thérèse y a sûrement les cartes, et en relief… dans la bibliothèque du vieux… il a de tout, le vieux… pas que des cartes, des partitions de tous les opéras et ballets… et des romans, tous les classiques… et George Sand, Paul de Kock, Jules Verne, illustrés… Lili devait monter là-haut voir Marie-Thérèse… cette excursion subite, en dingues, qui avait tout bouleversé… cette poulopade aux betteraves… je pensais à ça de sillon en sillon, très en arrière des porteurs… on voyait déjà l'église, le cadran, les chaumes… qu'est-ce qu'on allait faire de ces deux délicats ?… sans doute tout plaies et fractures ?… une fois là-bas ?… c'était mon affaire à moi de décider… je voulais d'abord qu'ils s'arrêtent !…
« La Vigue !… Lili ! eh ! nom de Dieu ! »
Ils se retournent, tous…
« Attendez-moi ! »
Ils veulent bien… ils déposent leurs deux écharpés… je dois dire maintenant le sol est moins mou, c'est plus de la bourbe, presque du gravier… je peux me tenir mieux… me voici !… alors ?…
« Docteur, où vous voulez les mettre ? »
J'y ai pensé… commode d'arriver à la traîne… l'esprit d'à-propos… la réflexion…
« Tous les deux en bas, au salon !
— Ensemble ? »
Ils comprenaient pas… je leur explique, le très grand salon, celui de l'armoire, ils seront bien !… ils seront pas seuls, nous coucherons nous dans les fauteuils, Lili, moi, La Vigue… j'aurai tout ce qu'il faut à portée… ouate, ampoules, gaze… les fractures, je verrai… je pouvais pas m'en occuper là… tout d'abord, qu'ils ne grelottent plus !… les faire prendre par une ambulance ?… billevesée !… « aide-toi et le Ciel ! »… l'huile camphrée, j'avais… encore une boîte… deux boîtes… ça irait… je prends le pouls du comte von Leiden… et de l'autre… bien… bien faibles !… je demande à Kracht… « du rhum ! » je sais qu'il a de tout quand il veut… c'est le moment ! et « deux couvertures ! »… je veux pas les recouvrir comme nous, d'un mètre de paille !… ils étoufferaient… le rhum est important, un grog… mais au fait, je pense, y avait un page au salon, le divan du vieux !… on y va… et ses couvertures ? et ses polochons ?… on farfouille, trouve rien… ce qui se barbote tout de suite, oreillers, draps, couvertures !… j'ai vu chez moi rue Girardon, à Saint-Malo, à Sartrouville… à peine vous hors, pssst ! y en a plus ! c'est fusées comme disparitions !… première main basse !… tous les grands redressements nationaux commencent par les vols de literie… à l'instant même !… vous retrouverez jamais un drap !… ni après la Convention, ni après la Terreur blanche, ni après celle de 44… un régime, un autre, tampons ! mais les draps !… quelqu'un !… je dis à Lili…
« Perds pas ton temps, monte chez la dorade, tu lui diras qu'on a son frère, qu'il était loin dans la plaine, qu'il est malade, très, qu'elle descende le voir !… mais d'abord ! d'abord !… qu'elle te donne deux couvertures, que c'est pas pour nous ! que c'est pour son frère, que je vais pas le couvrir de notre paille que j'ai peur qu'il l'avale, qu'il étouffe !… »
Lili comprend, elle file… Kracht part aussi, chercher le rhum… le feldgendarme veut pas rester… nein !… nein ! absolument pas ? même pour goûter à notre faux jus, là chaud… même pour le coup de rhum qui doit venir… nein !… dienst ! dienst ! service ! il devait ramener le Revizor , c'était fait !… pas rutilant, mais bien lui !… maintenant il a bien d'autres urgences !… d'abord et d'un, Moorsburg, rendre compte ! et puis d'autres recherches… bien d'autres !… je lui demande si ils sont beaucoup ?… je veux dire à son groupe, sa légion ?
« Nein !… nein ! allein ! seul ! »
C'est vrai j'en avais pas vu d'autres feldgendarmes… il pouvait un peu pouloper !… allein ! allein ! l'itinérant ! allein ! je le voyais, pas un gamin… il serait de la classe 10, à peu près… plus de cheveux blancs que moi…
« Guten tag !… lebe wohl ! bonne vie ! »
Il part… on se serre fort les mains…
Tout de même on a un peu mangé, là-bas, dans cette crevasse… je récapitule… à propos qu'est-ce qu'ils ont fait de ce qu'ils ont pris, les autres ? je les ai vus en emporter, chacun un morceau… j'ai jamais su… maintenant, moi aussi une urgence… faire bouillir ma seringue… où j'irai ?… en face, à la ferme… ou chez Léonard, à l'étable… Léonard avait un réchaud, une sorte de Primus … ou chez la Kretzer ?… j'irai où il faudra le moins parler, raconter, expliquer… terrible les explications !… tenez là encore, je vous explique… il faut !… et encore mille pages ! je serais riche, je vous expliquerais rien du tout !… j'aurais pas de contrat, pas d'Achille… j'irais à la mer, je prendrais des vacances… fatigué, pantelant… tout le monde me plaindrait…
Alors ?… pour moins parler ?… je crois à la ferme, aux moujiks, on se comprend pas…
Tiens, le gendarme revient !… il nous resserre les mains, fort !… il se repent du trop sec « au revoir »… et heil ! heil ! il l'avait oublié aussi !…
Maintenant il se sauve… je reste seul avec La Vigue… et les deux là, sur le dos…
« Eh bien !… tu crois ? tu crois ? »
La Vigue me demande… il louche un peu… il voudrait aussi que je lui explique… j'aime mieux qu'il louche et qu'il se taise… mes deux clients respirent mal… un fait… irrégulier… je les ausculterai tout à l'heure… je ne me sens pas la force… La Vigue me demande si j'ai froid ?
« Regarde la plaine !
— Eh bien ! tu sais !
— Tu vois quelque chose ?
— Non !… rien !
— Alors ça va !… mais attention ! »
Je veux qu'il s'occupe… moi là qui vous raconte l'histoire je pourrais me taire aussi… d'ici de sous ma fenêtre j'ai plus la plaine à regarder… ni Zornhof… ni Moorsburg… ni les deux vieillards… où tout ça peut être ?… et l' Apotheke ? … et le Fontane, en bronze redingote ? et Kracht ?… et la dorade dans sa tour ? et la petite Cillie ?… personne sait… rien qu'en parler vous vous faites regarder drôle… vous avez été voir des choses, des gens, des domaines, des oies, qui n'auraient pas dû exister… vous auriez un peu de tact vous diriez rien de ceci… cela…
Читать дальше