Les corbeaux sont rares par ici… les mouettes en grand nombre ! planantes ! haut du Ciel !… aux premières tempêtes !… là-bas elles venaient de Warnemünde… ici elles doivent venir de Dieppe… des gens le disent… on le disait déjà autrefois… et de bien plus loin…
* * *
Évidemment même abrégeant au possible, je vous ai demandé beaucoup… lecteur patient, certes, presque attentif, ami ou ennemi, vous approchez de la millième page, vous n'en pouvez plus… butant, ma faute !… de-ci, de-là, d'un mot… un autre… au trop long cours de ce pensum… vous fûtes arrêté par un « merde »… oh, oh mais que vous fûtes satisfait !… pristi !… Théodule Ribot nous affirme « l'homme ne voit que ce qu'il regarde, et ne regarde que ce qu'il a déjà dans l'esprit »… de là de Ribot, à conclure que la ciboule du lecteur n'est qu'un gros étron, vous pensez, quelle pente facile !… répugnante vengeance !… surtout vers un auteur comme moi, honni au possible, par tant de plagiaires, jaloux tous poils, bords, droite gauche ou centre… dénoncé monstre ennemi de l'homme, traître à tout, de Cousteau condamné à mort, à Madeleine Jacob, muse des charniers, de l'« Huma » à l'« Écho du Pape »… rarissime que les hommes s'entendent… surtout les Français… notons, vous notez, vous ne les verrez jamais d'accord, sur les mérites, vertus, ou crimes, de personne !… de n'importe qui… même archi-saouls, dégueulant, roulant… que ce soit sur Landru, Petiot, Clemenceau, Poincaré, Pétain, Guillaume II, Mistinguett, De Gaulle, Dreyfus, Déroulède, Bougrat… controverses dialectiques, baveries, à plus finir !… le petit succès de mon existence c'est d'avoir tout de même réussi ce tour de force qu'ils se trouvent tous d'accord, un instant, droite, gauche, centre, sacristies, loges, cellules, charniers, le comte de Paris, Joséphine, ma tante Odile, Kroukroubezeff, l'abbé Tirelire, que je suis le plus grand ordure vivant ! de Dunkerque à Tamanrasset, d'U.R.S.S. en U.S.A… tous ces pauvres films, soi-disant d'horreur, me font rire !… allons !… allons ! rien ne m'est impossible décidément ! toute honte bue ! que je vous ramène là-haut en Prusse, où je vous ai laissé en plan… à mon histoire, si peu aimable !… à la chronique de ces espaces de boues et chaumes… aux petits faits, gestes et épouvantes de tous ces gens si disparus… comment ?… où ? de ces villages ?…
Maintenant, au sérieux !… ma seringue, là-haut… mes seringues ! j'allais les faire bouillir peut-être ?…
« Viens… La Vigue ! »
Il faut que nous traversions le parc… il fait déjà noir… la cour de la ferme… je frappe à la cuisine… et à la porte de l'escalier… je cogne… rien !… silence… ça va !… ils veulent pas répondre… tant pis !… à l'étable !… sûrement ils y sont !… les deux !… oui !… leurs voix… « salut ! »… on voit pas leurs têtes… ils n'ont pas de bougie… enfin, ils l'ont pas allumée… ils nous parlent, on peut pas beaucoup les entendre, à cause des cochons… ceux-ci alors font un concert !… de faim ?. de peur ?… ça grogne… on dirait qu'ils sont mille… Léonard a vraiment à me dire, à l'oreille, plutôt il me chuchote, mais très fort…
« Vous avez pensé à nous ?
— Oui !… oui !… oui !
— Alors ?
— Alors ?
– Ça suffit pas de penser à nous ! »
Brutal, je trouve… je devais leur apporter de ci !… ça !… j'avais pas eu le temps !…
« On va vous dire aussi quelque chose… »
Qu'est-ce que ça peut être ?… les cochons grognent de plus en plus… je demande, je m'intéresse…
« C'est pas de cochons qu'il s'agit mais de penser à nous avant que ça se gâte ! »
Presque menaçant…
« Vous avez pas une calebombe ?… ni un “Primus” ?… »
Je sais qu'ils ont…
« Non !
— Je voudrais faire bouillir ma seringue.
— Pour quoi faire ?
— Pour soigner le vieux von Leiden… et le Revizor … on les a retrouvés dans la plaine !…
— Oui, on sait !… avec le gendarme !… ils ont qu'à crever !… mais nous ?… mais nous, on n'existe pas ?…
— Si ! la preuve je vous ramène ce qu'il faut !
— Quand ?
— Tout de suite ! on va et on revient ! mais d'abord mes seringues à bouillir !… d'abord !… et dix minutes ! »
Ah, puisqu'ils sont catégoriques !… je les vois pas… ils se chuchotent encore… de nous, sûr !… si ils vont ou non ?… oui !… ils veulent… Joseph va chercher leur « Primus »… tout dans le fond… voici l'instrument… il pompe… il pompe… et il allume… ça va… un peu d'eau…
« Dix minutes ! »
Je commande…
« Pas deux ! attendez qu'on revienne !… »
Le « Primus » donne une certaine lueur… là je peux voir un peu les deux… je les regarde, voilà, y a plus à chuchoter… Joseph me demande…
« Ils vont pas bien ?
— Non pas du tout !
— Amenez le rhum et le gin et le pernod… tout ce que vous trouverez ! et tous les cigares !
— Pourquoi ?
— Harras va revenir ! »
Ils en savent des choses !
« Bon !
— On pensera à vous ! »
Qu'est-ce qu'ils peuvent penser à nous ces deux fienteux galapiats ?… ça doit être chouette !… toujours à force de quiproquos, les seringues ont bouilli… pas dix minutes, mais au moins cinq, ça suffira !… j'aime mieux les prendre avec moi…
« Attendez-nous !… on revient tout de suite !… je vous rapporterai la casserole !… »
Nous reprenons la cour… et puis l'allée, le sous-bois… La Vigue me demande…
« Qu'est-ce que tu crois ?
— Rien ! »
Il fait moins noir que dans l'étable, les nuages envoient un peu de clarté… rose… et vert pâle… ce serait joli dans une fête… nous voici au péristyle… et au grand salon… tout de suite l'huile camphrée !… deux ampoules chacun…
« Lili, la bougie ! »
Elle nous attendait… tout ce qu'il faut… enfin, presque… ma boîte d'ampoules… mais pas d'alcool, ni de coton… vite, chacun deux centicubes… ils ne vont pas mieux que tout à l'heure… toujours, ils respirent !… ils me semblent avoir un peu de fièvre… j'aurais dû prendre un thermomètre à Moorsburg… j'aurais dû faire beaucoup de choses à Moorsburg !… « ont-ils faim ? » je demande à Lili… non pas du tout !… ils ont vomi… ah ?… la viande ?… l'eau ? ils pouvaient ! ils pourraient vomir encore… on verra plus tard, on a toute la nuit… pour le moment c'est de fouiller le meuble, de sortir la gniole et les cigares… en somme obéir à ces crouillats, les deux de l'étable, te les gaver !… pitié, des malagaufres pareils ! enfin il fallait !… qu'est-ce qu'ils pouvaient avoir à dire ?
« La Vigue, cherche un sac en bas !…
— Quel sac ?
— Un sac à betteraves ! un grand, un vide !
— Qu'est-ce que tu vas mettre dedans ?
— Tout !… drope ! »
Il se décide…
« Toi Lili, monte chez l'héritière, va à sa bibliothèque… redescends une géographie !… une grande, avec cartes !… la carte du Danemark surtout ! dépêche-toi ! »
Lili est jamais longue en rien… le seul hic, elle va me demander ce que je veux au Danemark… je lui dirai de se taire, elle se taira… La Vigue remonte avec deux sacs, deux énormes… il a bien fait !… je veux les régaler d'un seul coup nos deux sournois brutes, qu'ils soient schlass là : ptof ! … qu'ils dégueulent tout, comme les vieux !… j'ai le sentiment qu'ils savent quelque chose… et dans le moment ça peut être qu'une petite finesse… on verra ! ces deux « plus que louches » savaient mieux que moi ce qu'était au fond.. j'avais jamais vraiment fouillé, juste pris les paquets de Lucky , jour après jour… et pas pour nous !… oh, j'avais prélevé en tout cinq… six cartons…
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