On pouvait compter sur Lili… elle avait bien pensé à nous… un petit panier entier de sandwichs !… et pas « ersatz » comme à Berlin, des vrais au beurre ! plus des tartines de foie gras… la preuve qu'ils avaient ce qu'ils voulaient !… comment ?… je voyais pas encore… mais je me doutais… d'un condé l'autre… déjà le faux miel, les cigarettes, la marmite du Tanzhalle , et les boules chez l'épicière, on commençait à se défendre… en tapant dans l'armoire d'Harras, carrément, on manquerait de rien… le tout, dans les circonstances difficiles, même très, s'accrocher à des passionnés, donnant, donnant, qu'ils comptent sur vous… « pour soulever la Terre donnez-moi un levier ! » criait Archimède… apportez au fumeur privé, de quoi bourrer sa pipe, il vous livrera les Halles… le fumeur privé est capable de tout, vous trouve tout, vole tout…
Dans l'armoire d'Harras y avait au moins trois ans de tabac… dix ans de « Navy Cut » et « Craven »… six mois de « Lucky »… je nous voyais devenir tous, gras… ils pouvaient attendre les perfides, cul-de-jatte, Kracht, Isis, et autres !… c'était leur plan de nous fatiguer, qu'on en puisse plus… et la diplomatie alors ? vous trouvez un petit compromis, vous pouvez attendre… nous le stock d'Harras… les hommes se fatiguent de tout, même des plus agressifs cocktails… tandis que le perlo, pardon !… est presque plus demandé que la vie !… à l'exécution capitale, à choisir, rhum ?… tabac ?… la cigarette gagne… je voyais, par notre petit moyen, qu'on arriverait parfaitement à se passer de nos tickets… seulement sûr ils deviendraient infects du moment où ils verraient bien qu'on les enquiquine… on pouvait même assez prévoir qu'ils deviendraient sauvages… pour nous donc c'était pas trop tôt d'aviser le moyen de foutre le camp… avant qu'ils nous jouent je ne sais quoi ? certainement j'avais une idée… deux… trois… quatre… je suis pas malin mais je me doute… je suis pas optimiste… je pesais le pour… le contre… depuis des mois… sans mettre personne au courant… ni Lili… ni La Vigue… on verrait ! là dans l'instant même je me demandais ce qu'elles avaient pu se dire… d'abord dans notre réduit de tour, et puis là-haut chez l'héritière ? pas qu'interrogé les tables !… elles avaient goûté, et très bien, la preuve les feuilletés à la fraise, confit d'oie, sardines, pain blanc, tout ce que Lili avait prélevé pour nous… il y en avait, il paraît, dix fois autant !…
« Et la gitane ? »
C'est pas la table, c'est un guéridon !… qu'elle l'avait fait remuer, un pied, l'autre…
« Répondu quoi le guéridon ?
— Les mêmes choses ! »
Que nous deux La Vigue passions à travers les flammes et puis après, des flammes encore ! on était alors enfermés dans une très grande maison toute noire… toute noire avec plein de barreaux.
Pour les flammes, y avait qu'à regarder !… tous les horizons !… et tout ce qui passait d'Est et du Nord, escadres sur escadres, allait pas verser des petits fours sur le paysage !… rien que la façon que tout tremblotait, les murs, les étables, le plancher, on aurait pu pronostiquer nous aussi ! les secrets !… que les dragées des « forteresses » retourneraient toutes les betteraves et les sillons, les nazis avec ! hobereaux et vieilles filles et le Landrat et ses bracelets, et les travailleurs anti-volontaires, et les bibel , que tout ça irait parler aux nuages !… y avait qu'à voir ce qui s'amenait, roulait par bourrasques, comme exprès sur nous, en ocre… noir… fumées de quoi ?… des forêts ?… du coaltar ?… des usines ?… les avions se gênaient plus du tout, ils traversaient, comme en routine… maintenant la nuit, tous leurs feux brillants, clignotants, sûr ils sucreraient Moorsburg quand y aurait plus de ruines à Berlin… y retourneraient toutes les façades !… ils feraient d'ici, manoir et le reste, qu'un très petit cratère… quand y aurait plus rien dans le grand Reich, la cré foutue Prusse et Brandebourg !… raison joliment de pas attendre !… pas besoin du tout de la romanichelle et de ses guéridons ! soi-disant femme !… qu'il fallait disparaître pardi ! et comment ?… y avait pas eu que du spiritisme et des petits fours… Marie-Thérèse avait offert à Lili toute la bibliothèque du vieux, tout ce qu'elle voulait !… la porte à côté de son salon… je voyais ce que Lili avait pris… tout Paul de Kock… tout Murger… pour nous deux La Vigue, du sérieux !… la Revue des Deux Mondes des soixante-quinze dernières années… la Vie des Astres par Flammarion… elles s'y étaient mises, toutes les femmes, gitane avec, pour nous les descendre, nous les arranger bien en ordre, par numéros, dates, que notre rond de tour prenne un petit air meublé, convenable… le drôle c'est que nous avons eu le temps de tout lire !… romans, essais, critiques, discours… il m'est donc permis d'affirmer, preuves à l'appui, que les rois, députés, ministres, profèrent toujours, décade en décade, les mêmes sottises… à peine ci, là, quelque imprévu… plus con, moins con… que les romanciers écrivent toujours les mêmes romans, plus ou moins cocus, plus ou moins faisandés, pédés, mélimélo, poison, browning… à tout bien voir, garniture lianes de fortes pensées… Tallemant suffit, compact, vous met tout, pognon, les crimes, l'amour… en pas trois pages… vous pouvez bien vous rendre compte que les critiques, une revue l'autre, ont toujours les mêmes doigts dans l'œil, manquent pas de se gourer absolu, du bout d'un siècle l'autre… raffolent que de la merde, tant plus que c'est nul plus ils se poignent… fols ! jaculent, fervents, ahanent ! à genoux !… les revues des fonds de bibliothèques sont toujours joliment actuelles… toujours le canal de Suez… toujours les vingt guerres imminentes !… toujours l'humanité qu'augmente… vous arrivez à plus rien lire, plus vouloir, plus savoir, tellement vous êtes très sûr du reste…
Je vous ai beaucoup parlé de mangeaille, allez pas me prendre pour un glouton !… pas le moins !… mais à force de manger si peu j'avais peur que nous devenions si faibles que nous restions en panne… très beau les rêves d'escampette ! mais quand on flageole ?… c'est arrivé, un peu plus tard, au Danemark… après la prison… là ils m'ont fini, j'ai pris cent ans, en deux années… vous voyez là des gens qui savent, gardiens, techniciens, vous font prendre cent ans en moins de deux…
Mais à Zornhof là, avec mes cannes, je marchais encore tant bien que mal… après la prison j'ai plus pu… c'est pas pour me plaindre… j'en vois, cancéreux du recto, encore parfaitement agressifs, agents de l'Intérieur, bouillants bourriques… vous dire !… je pourrais en prendre de la graine… exaspérer mon public… « Il blasphème parole !… il est pas encore crevé ?… monstre pire que tout !… »
La nervosité, l'impatience de ces personnes vient de ce qu'elles n'ont pas lu la Revue des Deux Mondes cent années… là, leur paraîtrait, évident, qu'un autre se prépare mille fois pire, dans le sens de l'Histoire !… mille fois plus hargneux, teigne atroce !…
Là d'où je vous parle, Zornhof Brandebourg, nous pouvions un peu penser qu'on nous avait assez secoués, bernique ! c'était encore que banderilles !… le sérieux était pour plus tard… pourtant déjà l'impression d'avoir un peu trinqué… Montmartre, Sartrouville, La Rochelle, Bezons, Baden-Baden, Berlin…
Allais-je raconter à Lili ce qui s'était passé à la ferme ?… le bond d'Isis !… son cul-de-jatte jaloux ! cette crise ?… et le fusil ?… non !… peut-être ?… plus tard… elle nous avait ramené de là-haut, encore de chez l'héritière, un beau chandelier à cinq branches… mais une seule bougie… ça nous éclairait pas beaucoup, la seule bougie, mais tout de même, de dehors, du parc, ils devaient voir une lueur…
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