— Nous avons été pour le voir, il n'était pas au presbytère…
— Il n'y est jamais !… il est toujours après ses ruches, courir après les essaims… les essaims des uns chez les autres ! il est comique !… on vous l'a dit ?…
— Oui, les bibel du Tanzhalle …
— Ils ne vous ont pas tout dit, allez ! pas tout !… je vous parlerai du reste !… parlez un peu au garde champêtre !… vous le connaissez ?
— Oui, le casque à pointe !
— Bugle et tambour !… le tambour c'est “la grande alerte”… mais vous pouvez regarder vous-même ! s'il y a plus de projecteurs aux nuages c'est la “grande alerte” ! vous entendez les “forteresses” aussi bien que lui !… »
Certes ils passaient au ras de l'église… question de bombes ils auraient pu détruire Zornhof depuis des années !… vous pouviez juger aux moteurs comme ils passaient près !… le manoir arrêtait pas de trembler… pas que les vitres, les murs !… des vraies usines d'atmosphère qu'ils amenaient au-dessus de Berlin… Hjalmar pouvait battre son tambour ! et puis ça flambait, on voyait !… jaune… orange… bleu… de ces langues géantes d'un nuage à l'autre… vous dire s'ils amenaient de fortes torpilles !… notre casque à pointe pouvait se démener !… tambouriner sous les fenêtres !… il avait peur c'était tout… il grelottait au tambour !… j'aurais dit que ça lui fait plaisir… Marie-Thérèse aussi, pareil… tout le manoir nous serait tout tombé dessus ils auraient joui… les boches et les bochesses ont le certain goût des catastrophes… comme la francecaille le goût des bons vins… seigneurs les uns, goulafs les autres… tous bien saloperies très dangereux… je vois pour mon compte ce qu'ils m'ont gâté les uns comme les autres… toutim ! tout squelette j'en parlerai encore, qu'ils sont foutus le camp en 40, qu'ils sont revenus pour me voler, me condamner à tout, et eux s'ériger des statues… passez muscade ! jamais ils retourneront d'où ils sortent, gardes-charniers ! je raconterai tout dans mes Mémoires…
« Où ça vos Mémoires ? »
Attendez !… ceux qu'iront me les secouer, mille fois plus marles que mes voyous de la Butte, et de Saint-Malo Ille-et-Vilaine… pas peu dire !… je vous raconte ces tout petits riens !… j'ose !… je vous sais en sympathie !… là-haut, à Zornhof, tous ces gens, y compris Thérèse l'héritière me semblaient terriblement douteux… mais le choix ?… c'était eux ou rien !… le retour en France ?… la Villa Saïd ?… l'Institut dentaire ?… les amis si dévoués donneurs ?… pas bandant !
« Chère Madame Céline, je me permets, il paraît que vous êtes danseuse ?… dansez-vous encore ?
— Lorsque je trouve un endroit… où danser !… à Baden-Baden nous avions, mais à Berlin… »
Au moment même le garde champêtre, il semble, exprès, tape et vas-y ! tant que ça peut !… et souffle ! bugle !… la double alerte !… sous la fenêtre, en bas…
« Lorsque je trouve un endroit…
— Si vous voulez me faire l'honneur… vous viendrez ici chère Madame, mon parquet est très convenable, je crois… je ferai rouler les tapis !… vous voyez là, mon piano ! on peut l'entendre… ils ne bombardent pas toujours ! »
Comme c'est drôle !… nous rions aussi, moi, La Vigue…
« Vous voudrez bien me permettre de vous jouer tout ce que vous voudrez !
— Peut-être Monsieur votre frère ?…
— Monsieur mon frère n'a rien à dire ! nous ne manquons pas de partitions, vous choisirez ! ma mère avait trois pianos, j'ai gardé son Steinway… je l'accorde moi-même, nous jouions de la harpe autrefois… mon père chantait… les accordeurs ne viennent plus… toutes les partitions de ma mère et les miennes sont à côté !… la pièce à côté !… vous m'entendez ?
— Oui !… oui !… oui !… »
Elles criaient très fort finalement… Marie-Thérèse en était rouge… plus fort que le tambour et les moteurs des « forteresses »… Marie-Thérèse force encore…
« Les accordeurs ne viennent plus de Berlin ! nous nous arrangerons, vous choisirez !… j'ai tout je crois ! tous les ballets ! »
Elle veut qu'on aille voir tout de suite ! et nous emmène… deux marches… une porte… elle annonce…
« A droite l'allemand et l'anglais !… les livres !… le français là, et la musique !… vous voyez ?… vous n'aurez qu'à faire votre choix !
— Nous reviendrons demain, si vous voulez bien, Mademoiselle !… »
Un petit peu de repos ! surtout que crier sert plus à rien, l'autre casque à pointe doit être entré dans la maison même… dans l'escalier… il fait un bruit qui couvre tout… toutes nos voix et l'écho des bombes, et les « forteresses »… il veut pas rester dehors ! bugle et tambour ! je réfléchis… y a du conde ! je suis sûr que la Marie-Thérèse mange pas que des sandwichs à la margarine… tout le monde ici s'empiffre chez soi… y a des odeurs plein les étages… ragoûts… poulets… gigots… dindes… le pire au sous-sol, tout le couloir à Le Vigan, ces cuisines que nous n'avons pu voir… la Vertu c'est nous et Iago leur grand chien danois… lui en plus il promène le dab, il le tire, le « Rittmeister », le fouettard à vélo, le tour du village, chaque matin, que les femmes et les prisonniers voient bien que Iago est juste squelette et que pourtant il en fout un coup, le tour de Zornhof, deux fois chaque matin… preuve qu'on s'amuse pas au manoir, qu'on observe les grandes Ordonnances « Privez-vous de tout » ! Iago tout le monde peut se rendre compte est bien privé ! un os un bout de pain par semaine, pas davantage !… l'effort qu'il donne, tire le vieux tout le tour du hameau, deux fois, au ras des fossés, les fondrières, à la cravache !… yop !… ce qui va venir pour nous un jour, pas rester là des inutiles !… tirer quelque chose… aider aux betteraves ?… sortir les vaches ?… une chose qu'on savait déjà, manger réellement très très peu… si y avait eu à choisir j'aurais opté bibelforscher … personne nous demandait rien du tout… même pas à rentrer en France nous faire finir Villa Saïd, les organes en bouche, nous prouver que nous avions eu tort… non ! nous n'avions de choix en rien !… un certain moment tout tourne drôle, il ne s'agit pas d'exagérer, s'en rendre malade, la belle histoire ! mettez, que j'aurais été présent au même moment rue Girardon, quel spectacle s'offrait à ma vue ?… quatre Commandeurs des Légions d'honneur embarquaient mes meubles !… vous êtes surpris regarder ce fric-frac ? quatre voitures de déménagement… diantre, vous réchappez pas !… tout un gros Colt !… benêt le surpris ! que l'homme est identique et même depuis cinq cents millions d'années !… il va pas muter d'un iota, caverne ou gratte-ciel ! gibbon motorisé, alors ? aéroporté ? plus vite voleur et assassin ! la belle affaire ! fusée guidée !… Zornhof, Berlin ou Montmartre, nos comptes sont bons… damnées viandes !… toutes les guerres totales, Révolutions, Inquisitions, chambarderies, pirouettes de Régimes, sont des occasions magnifiques, providences pour bien des personnes… la preuve mézig rue Girardon, comme mon local me fut soufflé, et tout ce qu'il contenait… vous croyez peut-être qu'ils m'auraient mis une petite plaque « Ici demeurait, et fut pillé, etc… » je peux attendre !… zéro !… je vais me mettre en colère ? oh que non ! que de Gaulle prenne Cousteau ministre ?… et de la Justice ! jamais il aura vu tel zèle à faire rouvrir Villa Saïd, y faire passer à la broche tous les partisans de l'Amnistie ! qu'il sera forcé de modérer ces fanatiques !
« Cousteau ! Cousteau ! je vous en prie !… »
Tout ceci pour vous amuser, petits à-côtés… le seul récit de nos avatars peut vous paraître monotone… quand vous avez tant de choses à faire ou simplement à vous asseoir, boire… vedettes, télévisions, pancraces, chirurgie du cœur, des nichons, des entre-fesses, des chiens à deux têtes, l'Abbé et ses spasmes homicides, whisky et longues vies, les joies du volant, l'alcôve de la Grande-Duchesse, basculeuse de Trônes… que je vienne moi en plus vous demander de vous procurer mon pensum d'une façon d'une autre !… je vois mal !… arrive que pourra !… tant pis !… la suite !
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