Je crains que ces questions ne m’apparaissent d’autant plus frivoles que les rides creuseront mon front et mes joues. À force, le lourd gagnera. L’humour, première victime de l’arthrite, des maux d’estomac et de la surdité. À partir de quel âge ne rigole-t-on plus avec soi-même ? En se forçant, on doit probablement encore rire avec les autres, mais quand on se retrouve seul ? Je voudrais bien, comme certains vieillards magnifiques, ne pas devenir un scrogneugneu, un atrabilaire, un réac, un geignard, un défaitiste. Vivre le plus longtemps possible en bonne intelligence avec son temps, en harmonie avec soi. Oui, oui, mais comment fait-on ?
On fait ce qu’on peut, mon pauvre ami.
Peut-être éviter de se laisser envahir par toutes ces questions existentielles qui provoquent du malaise. Les canaliser pour qu’elles ne forment pas une sorte de prurit du vieillard, déjà porté par nature aux démangeaisons de la peau et de la mémoire. Si, en plus, il doit sans cesse se gratter l’âme ? Un peu, oui, mais pas au point de sombrer dans une mélancolie mystique.
Quand je serai à la retraite — ce qui peut m’arriver dès l’année prochaine, l’audimateuse direction de la chaîne jugeant alors que ma bouille a dépassé sa date de péremption —, je ramasserai toutes ces questions embêtantes au cours d’un ou de deux week-ends de méditation par an. J’irai dans un monastère ou dans un petit hôtel battu par les vents et les flots de la mer du Nord et là, seul, je me rongerai l’âme jusqu’au disque dur.
Pendant que j’y serai, pour faire bonne mesure, je réfléchirai aux périls qui nous menacent : le climatique, l’atomique, l’islamique, l’asiatique, l’économique, le paupérique. De cette gamberge il ne sortira rien, sinon que j’aurai pris ma part de l’angoisse du monde et que j’aurai résisté pendant quarante-huit heures au supplice des questions dans le vide. Je n’aurai plus à me les poser jusqu’au week-end masochiste suivant.
À bientôt soixante ans, ce serait bien que la prochaine femme qui entrera dans ma vie — je suis célibataire depuis trois mois — y reste longtemps, pourquoi pas jusqu’à la fin de mes jours. Mais il faudrait pour cela ne pas l’emmerder avec mes questions kalachnikoviennes ou fureteuses. Que je perde l’habitude de lui infliger mes inutiles rengaines : tu m’aimes ? À quoi tu penses ? Est-ce que je t’ai manqué ? Comment c’était ? Il y a combien de temps que tu ne m’as pas embrassé ? À quand remonte ton dernier sourire ? Es-tu heureuse ? Et patati ? Et patata ? Devenir un homme normal, en somme. En ne lançant plus les points d’interrogation comme grains à la volaille. En maîtrisant ma déferlante curiosité.
Je m’interroge sur mon comportement quand je serai à la retraite. N’ayant plus d’interview à faire, serai-je en manque de questions et me guérirai-je de cette frustration en en augmentant le nombre dans le privé ? Ou, tout au contraire, déconnecté de ma questionnite professionnelle, qui alimente l’intime, perdrai-je peu à peu l’envie du pourquoi et du comment ?
Je regarde ce très vieux monsieur qui est mon père. Il sourit encore, mais à quoi ? Au téléphone il écoute, mais la voix de qui ? Ses longs silences me font croire qu’il a déjà débarqué ailleurs. Mais où ? Quand je le lui demande il me répond qu’on peut comprimer l’histoire, mais pas la géographie. Il se débat contre la résignation et, en même temps, il accepte avec équanimité de vieillir. Son immobilité est beaucoup plus intrigante que son énergie quand il était médecin et père de famille. Ce qui est fascinant chez lui, comme chez la plupart des hommes et des femmes de son âge, c’est cet espace, ce vide, que tant d’années ont creusé à l’intérieur de lui et dont on ne sait pas quand et de quoi il sera le réceptacle. Pour lui, ce sera du bon, du très bon. Mais pour moi ?
Je sors mal à l’aise, parfois furieux, des repas de famille ou de vacances auxquels il participe. Nous sommes nombreux : ses enfants, ses petits-enfants, des amis des uns et des autres. Il préside. La table est bruyante. Au début, on lui prête attention. Puis, très vite, il est exclu des conversations même les plus proches de lui, d’autant que sa prothèse auditive ne lui restitue pas les sons équitablement. Pourtant, il s’accroche. Il intervient sous forme de réflexions ou de boutades. Mais ses voisins ne semblent pas les entendre. Il pose des questions. On a répondu aux premières. Les suivantes sont négligées. On ne le regarde plus. Il se sent marginalisé, de trop. Il est vieux et il n’intéresse plus personne. Ce qui donne de l’autorité à la parole, c’est la jeunesse, la beauté, l’argent, le pouvoir, le prestige, le culot. Il ne possède plus rien de tout cela. Alors, comme un calamar taciturne, il se replie sur lui-même, ramène à lui ses mains, ses regards, son attention, et poursuit son repas en silence.
Placé loin de lui, mais spectateur de son renoncement, je suis intervenu une fois en m’adressant à toute la table : « Ce serait trop vous demander de prêter attention à ce que dit papa ? Ça vous ennuierait de l’écouter et de lui répondre ? » Ça a jeté un froid, surtout auprès des amis de Marie-Lou, de Nicolas et de leurs enfants. Mon père n’a pas apprécié. Il a du moins donné cette impression. Il a dit que j’exagérais, que tout allait bien. Il était gêné de passer en quelques secondes de l’état de potiche à celui de vase de Soissons. Je me suis excusé. Il m’a remercié. Là, il m’a paru sincère. Je me suis excusé auprès des autres. Un murmure collectif m’a répondu que j’avais eu raison. Personne ne le pensait, sauf probablement ma sœur.
— De quoi veux-tu qu’on parle, papa ? demanda Marie-Lou.
— De la jeunesse, répondit-il.
Après le repas, Nicolas, mon frère aîné, m’a interpellé sur la raison de mon esclandre familial.
— Parce que c’est révoltant, lui dis-je, de voir notre père négligé comme s’il n’était plus rien. Tu ne trouves pas ça insupportable ?
— Si, si, bien sûr ! Mais je me suis demandé si tu ne t’étais pas projeté vingt ou trente ans après, à sa place ?
C’était vrai. Tout à coup, au milieu du repas, je m’étais imaginé, moi aussi, négligé de ma famille, écarté de la conversation, oublié, rejeté. Je posais des questions et personne ne me répondait. J’en posais d’autres et, comme les précédentes, elles se diluaient dans un brouhaha indifférent et cruel.
La vieillesse est-elle le vestibule de l’enfer ?
Une nouvelle femme me donne le bras. Elle s’appelle Manon. C’est ma seconde Manon. Divorcée, quarante-huit ans, deux grands enfants. Elle est experte en Art nouveau. Elle a organisé récemment, au musée d’Orsay, une exposition sur Jacques Gruber. Elle est épatante. À mes questions elle apporte des réponses qui sont comme des fleurs, des bijoux, des opalines ou des photophores (on voit que je suis très amoureux). Oubliées les pages sombres que j’ai écrites sur la vieillesse et sur mon père. Je vivais seul. Être dans la situation de ne poser des questions qu’à soi ne vaut rien. J’aurai bientôt soixante ans et je suis jeune. À soixante-dix, soixante-quinze, je le serai encore.
Il n’est pas dans mon intention de réfréner ma questionnite. Quelle idiotie d’avoir envisagé cela ! J’aurais l’impression de vivre à côté de moi. De m’être vidé de la moitié de mon sang. Ce qui pourrait passer pour de la sagesse ne serait qu’une prudence ou une infirmité de l’âge. De même il serait mutilant de renoncer à mes questions bébêtes mais délicieuses de tous les jours : à quoi tu penses ? Tu m’aimes ? etc. Elles sont dans ma nature. Elles témoignent de la juvénilité de mon comportement. Les abandonner pour faire sérieux, pour être conforme à mon âge, non, merci.
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