Peut-être la vérité est-elle ailleurs ?
Peut-être que je manque d’imagination ?
Peut-être que je ne connaissais pas bien Douchka ?
Peut-être que, d’abord mon chagrin, ensuite ma fierté blessée, ont obscurci ma jugeote ?
Peut-être qu’il n’y a rien à comprendre parce que le destin qui nous a manipulés est énigmatique ?
Peut-être que… Le certain, c’est que j’ai hérité de cette aventure très amoureuse, outre les merveilleux souvenirs qui à eux seuls justifient une vie, et même deux (elle ne protestera pas), des questions sans réponse. Elles sont comme d’inexpugnables échardes plantées au plus vif de ma chair.
Seigneur, quelles sont les raisons pour lesquelles Douchka m’a brutalement éjecté de sa vie et pourquoi m’a-t-elle ensuite opposé un silence méprisant ?
Seigneur, qui, le 5 mars 1984, a assassiné dans le parking de l’avenue Foch, à Paris, de quatre balles de 22 long rifle, le producteur de cinéma, impresario et éditeur Gérard Lebovici ?
Seigneur, les femelles de l’hirondelle Hirundo rustica s’accouplant de préférence avec des mâles à longue queue plutôt qu’avec des mâles à queue courte, est-ce parce que ceux-ci ont plus de poux que ceux-là ?
Seigneur, où Homère est-il né ? Était-il contemporain de la guerre de Troie ? Est-ce à Chios qu’il a composé l’ Iliade et l’ Odyssée ? Qu’est-ce qui le rendit aveugle ? Est-il décédé dans l’île d’Ios ? Qui était Homère ?
Dans le livre que j’écrirai pour Antoine Gallimard, il faudra que j’insiste sur ce point : poser des questions, c’est prendre des risques. C’est s’exposer, se mettre en danger. C’est, par exemple, récolter des mensonges. Que, trop souvent, l’on ne sait pas distinguer de la vérité. De sorte que le menteur, fier de ses craques ingénieuses, rit dans sa barbe du naïf qu’il vient d’abuser. Satisfait de la réponse, celui-ci la reprend, y décelant de l’intérêt, et pose une question qui le ridiculise un peu plus aux yeux de l’interlocuteur malhonnête, lequel se fera un plaisir d’ajouter quelques carabistouilles, calembredaines, billevesées, fariboles, fantaisies, entourloupettes, sornettes, coquecigrues, etc. Richesse significative du vocabulaire du mensonge.
Si vous ne voulez pas qu’on vous mente, abstenez-vous de poser des questions. J’en suis incapable. C’est pourquoi, au prorata des questions que j’ai posées dans mes deux vies, privée et professionnelle, je suis mathématiquement l’un des Français auquel on a le plus menti.
Comme journaliste, après tout, je m’en fous. Les mensonges politiques, économiques, littéraires, artistiques, sportifs, sont des vérités passagères. Les plus notoires relèvent de l’histoire comme les faits avérés.
Avoir été dupé dans ma vie privée par une parole insoupçonnable m’embête davantage. Parce que c’est moi, moi seul, qu’on a voulu égarer, alors que dans une interview, c’est du public qu’on s’est moqué. Dans ce cas, je n’ai pas été la cible du mensonge, je n’en ai été que le truchement.
Comment ne pas être dépité, triste, quand, trois heures, trois jours, trois mois ou trois ans après, par hasard le plus souvent, mon pied bute ou ma main tombe sur la preuve de la fabulation, de la tromperie, de la mauvaise foi ? La réponse mensongère, même découverte longtemps après, tourne la question en ridicule. Le questionneur avec.
Quand on m’interroge, je ne dis jamais de mensonges. Par respect pour les questions. Par révérence pour mon métier. Répondre par des mensonges aux questions des autres, ce serait mépriser les miennes. J’aurais l’impression de me berner moi-même, d’être mon propre désinformateur.
Donc, je ne mens jamais ? Bien sûr que si ! Des mensonges, comme tout le monde, j’en dis des gros et des petits, des subtils et des balourds, des insoupçonnables et des éventés. Mais je n’attends pas qu’on me questionne pour les balancer. J’en prends l’initiative. Je les affirme d’emblée. Et même, s’il se peut, je les introduis par une question banale : « Tu ne sais pas ce qui m’est arrivé ? » « Tu te souviens de ce que je t’ai raconté, hier soir, à propos de… » « On t’a dit que j’ai téléphoné… ? »
L’une des raisons pour lesquelles je n’aime pas être questionné et, surtout, interviewé, c’est parce que, enfermé dans mon respect pour les questions, je ne peux pas me laisser aller à répondre par des craques. Je suis moralement dans l’obligation de dire la vérité. Ce n’est pas toujours confortable. Si l’on ne veut pas que je dise des mensonges, il faut me poser des questions. Je ne confie cela à personne, car ce serait les encourager, les provoquer, et, pardon pour cette facilité, il n’en est pas question.
Plus que le mensonge, le silence est à redouter. J’ai raconté combien j’ai souffert et je continue de souffrir de l’absence de réponses de Douchka. Sa fuite dans l’espace et dans le temps. Mes points d’interrogation qui n’accrochent que du vide. Ma désorientation, mon hébétude. Le silence est la pire des réponses parce qu’il libère dans l’imagination ce qu’elle a de plus pernicieux. De plus sombre aussi. Enfin, de plus obsédant.
Poser des questions c’est encore s’exposer à un refus de répondre ironique ou indigné. Ambiance ! Ou bien l’on peut s’attirer une réponse, une vraie réponse, mais courroucée ou blessante. Atmosphère ! Ou encore, la question a touché un point très sensible et l’on voit la personne chercher ses mots, bafouiller, tandis que ses yeux luisent de larmes. Gêne ! Poser des questions, quand elles ne sont pas de convenance ou de routine, c’est se hasarder dans l’indiscrétion, s’aventurer dans le secret, braver peut-être un interdit. Ces choses-là n’arrivent pas tous les jours, mais c’est un danger latent.
Heureux les égocentriques, les introvertis, les narcissiques, les timides, les prudents, les indifférents, les trop polis, les bien éduqués, qui ne posent jamais de questions et qui ne connaissent pas ce genre d’embarras. Heureux les taiseux qui ne prennent aucun risque.
Ou faut-il les plaindre parce qu’ils ne ressentent jamais le frisson de la curiosité, l’élan de la question audacieuse, le choc de la réponse inattendue ?
Julien a quinze ans. Il est en classe de seconde au lycée Victor-Duruy où il apprend l’anglais et le chinois. Sa mère et moi aurions préféré qu’il choisisse l’espagnol pour seconde langue, mais le juge Ti, dont il est un lecteur et un admirateur, a eu sur lui plus d’influence que nous. Marie-Lou dit qu’il a la volonté de son père et l’énergie de sa mère. Ce qui signifie qu’il fonce. Au jogging, c’est très bien ; au judo, il se fait parfois contrer ; à l’école et au collège, cela lui a valu des punitions. Le lycéen s’est calmé, et nous n’aurions qu’à nous féliciter de ses résultats, de son charisme qu’il utilise pour organiser des petits spectacles et des fêtes et non pour fomenter des révoltes, si, depuis un mois, il ne fumait un paquet de cigarettes par jour. Plus des joints, a-t-il crânement avoué à Lucile chez qui il vit le plus souvent. Quels parents ne redouteraient pas qu’il bascule dans la drogue ?
Un week-end où il était chez moi, nous en avons parlé tête à tête, « entre hommes ». Convaincu des dangers des drogues, il avait déjà refusé de « se faire une ligne » de coke et il m’a juré qu’il n’y mettrait jamais le nez. Mais la cigarette et le joint n’étant pas immédiatement dangereux, il s’y était risqué. Maintenant, il en avait besoin.
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