— Pourquoi ?
— Parce que ma bouche, mon nez, mon corps les réclament.
— Tu es donc déjà accro ?
— Oui.
— À quinze ans !
— Oui, je sais c’est un peu tôt. Mais je suis aussi en avance pour mes études.
— Cette dépendance ne te fait pas peur ?
— Non. Le jour où…
— Le jour où tu voudras arrêter, tu y renonceras comme beaucoup de gens parce que c’est trop difficile, ou tu y arriveras mais en souffrant beaucoup et longtemps.
— (Dégagé, sûr de lui) Ouais, ouais, on verra…
— Mais pourquoi as-tu décidé de fumer ? Pourquoi t’es-tu laissé entraîner ?
— Parce que j’aime ça.
— (Agacé) Bien sûr, Julien, que tu aimes ça ! Mais ce n’est pas une réponse. Ma question c’est pourquoi, psychologiquement, sachant que c’est une contrainte dangereuse, tu as quand même cédé ?
— Parce que ça m’aide pendant que je fais mes devoirs et que j’apprends mes leçons, parce que la cigarette dans les conversations avec mes potes, avec les filles, elle me donne de l’autorité, du prestige…
— Ça c’est pour la galerie. (Mezza voce) Mais je suis sûr qu’il y a autre chose… Que tu as intimement une ou plusieurs raisons pour expliquer ce qu’il faut bien appeler une défaillance.
— Ah, papa, t’es un sacré intervieweur ! Tu ne lâches jamais le morceau ! Oui, il y a autre chose…
— (Sourire à cause du compliment, mais sourire inquiet) C’est quoi ?
— L’angoisse. J’ai l’impression que mon angoisse part avec la fumée.
— (Stupéfait) Tu es angoissé ? Mais par qui, par quoi ?
— (Très calme) Par la vie, papa ! Par le lycée, par les profs, par les maths, par la compétition… Par votre séparation, maman et toi… Par, je ne sais pas, des trucs qui me passent par la tête…
— Mais tu es un garçon plutôt joyeux !
— Oui, mais ça n’empêche pas…
— Tu veux dire que ta gaieté, ton énergie sont trompeuses, qu’il ne faut pas s’y fier ?
— Si, elles sont vraies. Mais l’angoisse et la gaieté ne sont pas incompatibles. Au contraire, elles vont bien ensemble. La gaieté, ça sert à tromper l’angoisse… Enfin, c’est ce que je ressens.
— Je te découvre, Julien.
— Les cigarettes et les pétards, c’est top, parce qu’avec je suis vachement moins angoissé, je me sens plus sûr de moi, plus léger… Enfin, papa, à mon âge, tu as dû connaître ça, toi aussi ?
— Est-ce que j’étais un adolescent angoissé ? Oui et non. Un peu, sûrement, mais pas assez pour que j’en aie gardé un souvenir précis.
— T’avais pas les boules devant la vie ?
— Non, j’avais confiance.
— Dis plutôt que tu étais aveugle ?
— (Interloqué) Probable. Ce qui me frappe dans ce que tu dis et dans la manière dont tu le dis, c’est ta capacité — à quinze ans, chapeau ! — à analyser ce que tu ressens et à l’exprimer avec des mots forts.
— Toi, tu n’aurais pas su ?
— Non, je ne crois pas.
— (Sur un ton un peu persifleur) Tu étais en retard ?
— Non, mais ma génération n’était pas aussi informée, aussi ouverte que la tienne. Et je ne te parle pas de la génération de ton grand-père par rapport à la mienne ! Vous avez, aujourd’hui, les ados, une maturité que nous n’avions pas.
— Mais je ne crois pas que nous soyons plus…, comment c’est l’adjectif ?
— Mature.
— … que nous soyons plus matures que vous. Je crois que nous sommes plus courageux et que nous disons les choses. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Je pense que tu as probablement raison. C’est vrai, pour reprendre ton expression, que vous dites plus précocement les choses.
— Une conversation comme celle-là, tu n’en as jamais eu avec Grand-Père ?
— Si, mais plus tard, j’avais dix-sept ou dix-huit ans.
— Mais alors, avant, à qui tu te confiais quand ça n’allait pas ?
— À personne…
— Et le silence, la solitude, ne te donnaient pas envie de fumer ?
— Si, si, je le reconnais. Mais j’ai été sauvé de la cigarette parce que je ne supportais pas le contact du papier sur mes lèvres. Même les bouts filtres m’étaient désagréables.
— Tu aurais pu utiliser un fume-cigarette ?
— J’aurais eu l’air idiot, snob.
— Et la pipe ?
— (Amusé) Tu me vois, même à vingt ans, avec une pipe au bec ?
C’est à cet instant que j’eus conscience que, non seulement je ne posais plus de questions à Julien, mais que c’était moi qui répondais aux siennes. Comme je l’avais fait, à treize ans, avec le confesseur, il avait échangé nos rôles. Il s’était emparé de mon pouvoir. Mais sa performance était bien plus remarquable que la mienne. Je n’avais affaire qu’à un prêtre fatigué alors que lui avait mis dans sa poche un intervieweur considéré comme l’un des meilleurs de la télévision. Je ne savais pas si je devais l’admirer ou lui en vouloir. Mais déjà il avait repris son interrogatoire. Ne pas lui répondre et me réapproprier par autorité le monopole des questions aurait été lamentable.
— Mais alors, papa, quand ça n’allait pas, qu’est-ce que tu faisais ?
— Rien.
— Comment, rien ? Tu te repliais sur toi, point barre ?
— Oui, je faisais le dos rond, j’attendais des jours meilleurs.
— Tu n’avais jamais envie de faire des bêtises, de tout casser, de te défouler, de tromper ta galère en faisant, je ne sais pas moi, puisque tu ne fumais pas, tu ne te droguais pas, tu ne buvais pas… Tu étais un jeune homme parfait ?
— (Le petit con ! Il me provoque ! Mais, ça y est, il a gagné…) Non, je n’étais pas un jeune homme parfait. À dix-sept ans, j’ai plongé dans l’alcool.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne me trouvais pas beau, j’avais de l’acné, j’étais maladroit dans mes gestes et dans mes paroles, j’étais encore timide, les filles ne me voyaient pas, je me demandais à quoi serviraient mes bons résultats au lycée, j’enviais le prestige des cancres, des fortes têtes, des insolents, je méditais de longues heures sur l’impossible, bref, j’étais mal dans ma peau boutonneuse. Alors, j’ai bu.
— Tu t’es saoulé grave ?
— Oui, pas longtemps, cinq ou six fois.
— À quoi ?
— La vodka. Ça va vite, à la vodka !
— Tu aimais ça ?
— Beaucoup. Comme toi tu aimes la cigarette.
— Tu permets, papa, que j’en fume une ?
— (Accablé) Au point où on en est…
J’approche de la soixantaine, et bientôt j’entrerai dans la pré-vieillesse comme il y a les pré-Alpes. Ça va commencer à monter. Je m’essoufflerai. Il faudra que je m’habitue à être de plus en plus sollicité par des questions existentielles que, jusqu’à présent, je repoussais du pied au fond du lit parce qu’elles sont sans réponse. Je déteste presque autant les questions auxquelles ni moi ni personne ne peut apporter de réponse que les questions qui ont une réponse et que la personne qui la détient refuse de me livrer.
Je pressens que, plus j’accumulerai les années, plus ces questions deviendront angoissantes. Du genre : tout compte fait, qu’est-ce que je fous ici-bas ? Pourquoi c’est moi qui suis dans moi et pas un autre ? Quand et comment mourrai-je ? Faut-il devant la mort se résigner ou se révolter ? Qu’y a-t-il au-delà qu’on ne sait pas ? S’il n’y a rien, saurons-nous quand même qu’il n’y a rien ? Est-ce que je préfère un rien somme toute confortable mais intellectuellement décevant, à un après intelligent, mais peut-être pénible ?
Aujourd’hui, parce que je suis encore bourré d’énergie, en belle santé, rieur et optimiste, j’évacue ces interrogations sérieuses en leur substituant sur le même sujet des questions légères. Par exemple : après ta mort, si Dieu existe, qu’aimerais-tu qu’il te dise ? Dieu suit-il la mode et porte-t-il une barbe de trois ou quatre jours ? Dieu est-il une femme qui punira les phallocrates, les misogynes et les machos ? Dieu est-il une équation dans laquelle E = mc 2ne serait que l’une des variables ? Avant le Jugement dernier, chacun de nous bénéficiera-t-il de l’assistance d’un avocat commis d’office ? Le paradis est-il un ciel de félicité parce que l’on y répond à nos questions et, parce que l’on n’y répond pas, l’enfer un cul-de-sac de souffrance ?
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