— L’Affaire Harry Quebert ?
— C’est le titre du livre.
— Comment ça, le titre du livre ?
— C’est toi qui as écrit ça sur tes feuillets.
— C’était un titre provisoire. Je l’ai précisé en en-tête : titre provisoire. Pro-vi-soire. Tu sais, c’est un adjectif qui signifie que quelque chose n’est pas définitif.
— Barnaski ne t’a pas prévenu ? Le département marketing a jugé que c’était le titre parfait. Ils ont décidé ça hier soir. Réunion d’urgence à cause des fuites. Ils ont jugé qu’il valait mieux utiliser la fuite comme outil marketing et ils ont lancé la campagne du livre ce matin. Je pensais que tu savais. Va voir sur Internet.
— Tu pensais que je savais ? Mais merde, Doug ! T’es mon agent ! Tu ne dois pas penser, tu dois agir ! Tu dois t’assurer que je suis au courant de tout ce qui se passe autour de mon bouquin, bon sang !
Je raccrochai, furieux, et je me ruai sur mon ordinateur. La première page du site de Schmid & Hanson était consacrée au livre. Il y avait une grande photo de moi en couleur et des images d’Aurora en noir et blanc, qui illustraient le texte suivant :
L’AFFAIRE HARRY QUEBERT
Le récit de Marcus Goldman sur la disparition de Nola Kellergan
À paraître cet automne
Commandez-le dès à présent !
À treize heures ce même jour, devait se tenir l’audience convoquée par le bureau du procureur suite aux résultats de l’expertise graphologique. Les journalistes avaient pris d’assaut les marches du palais de justice de Concord, tandis que sur les chaînes de télévision qui couvraient l’événement en direct, les commentateurs reprenaient à leur compte les révélations publiées par la presse. On parlait à présent d’un éventuel abandon des poursuites ; c’était un juteux scandale.
Une heure avant l’audience, je téléphonai à Roth pour lui dire que je ne viendrais pas au tribunal.
— Vous vous cachez, Marcus ? me tança-t-il. Allons, ne jouez pas les timorés : ce livre, c’est une bénédiction pour tout le monde. Il fera innocenter Harry, il assoira votre carrière et fera faire un grand bond à la mienne : je ne serai plus simplement le Roth de Concord, je serai le Roth dont on parle dans votre best-seller ! Ce livre tombe à point. Surtout pour vous, au fond. Ça fait quoi, deux ans que vous n’avez plus rien écrit ?
— Fermez-la, Roth ! Vous ne savez pas de quoi vous parlez !
— Et vous, Goldman, arrêtez votre cirque ! Votre bouquin va faire un malheur et vous le savez très bien. Vous allez révéler au pays tout entier pourquoi Harry est un pervers. Vous étiez en mal d’inspiration, vous ne saviez pas quoi écrire, et voilà que vous êtes en train d’écrire un livre au succès assuré.
— Ces pages n’auraient jamais dû parvenir à la presse.
— Mais ces pages, vous les avez écrites. Ne vous en faites pas, je compte bien sortir Harry de prison aujourd’hui. Grâce à vous sans doute. J’imagine que le juge lit le journal, je n’aurai donc pas de peine à le convaincre que Nola était une espèce de salope consentante.
Je m’écriai :
— Ne faites pas ça, Roth !
— Pourquoi pas ?
— Parce que ce n’est pas ce qu’elle était. Et il l’aimait ! Il l’aimait !
Mais il avait déjà raccroché. Je le vis peu après sur mon écran de télévision, triomphal, gravissant les marches du palais de justice avec un large sourire. Des journalistes tendaient les micros, lui demandant si ce qui se disait dans la presse était bien la vérité : Nola Kellergan avait-elle eu des aventures avec tous les hommes de la ville ? L’enquête repartait-elle de zéro ? Et lui répondait gaiement par l’affirmative à toutes les questions qu’on lui posait.
Cette audience fut celle de la libération pour Harry. Elle dura à peine vingt minutes, au cours desquelles, au fil des énumérations du juge, toute l’affaire se dégonfla comme un soufflé. La preuve à charge principale — le manuscrit — perdait toute crédibilité du moment que le message Adieu, Nola chérie n’avait pas été écrit de la main de Harry. Les autres éléments furent balayés comme des fétus de paille : les accusations de Tamara Quinn ne pouvaient être étayées par aucune preuve matérielle, la Chevrolet Monte Carlo noire n’avait même pas été considérée comme un élément à charge à l’époque des faits. L’enquête ressemblait à une énorme gabegie, et le juge décida qu’en raison des nouveaux éléments portés à sa connaissance, il autorisait la libération sous caution de Harry Quebert pour une somme d’un demi-million de dollars. C’était la porte ouverte à l’abandon complet des charges.
Ce rebondissement spectaculaire provoqua l’hystérie des journalistes. On se demandait désormais si le procureur n’avait pas voulu se faire un coup de publicité monumental en arrêtant Harry et en le livrant en pâture à l’opinion publique. Devant le palais de justice, on assista ensuite au défilé des parties : il y eut d’abord Roth, qui jubilait et indiqua que dès le lendemain — le temps de réunir la caution — Harry serait un homme libre, puis il y eut le procureur, qui tenta, sans convaincre, d’expliquer la logique de ses investigations.
Lorsque j’en eus assez du grand ballet de la justice sur petit écran, je partis courir. J’avais besoin d’aller loin, d’éprouver mon corps. J’avais besoin de me sentir vivant. Je courus jusqu’au petit lac de Montburry, infesté d’enfants et de familles. Sur le chemin du retour, alors que j’avais presque regagné Goose Cove, je me fis dépasser par un camion de pompiers, immédiatement suivi par un autre et par une voiture de police. C’est alors que je vis cette fumée âcre et épaisse qui jaillissait au-dessus des pins, et je compris aussitôt : la maison brûlait. L’incendiaire était venu mettre ses menaces à exécution.
Je courus comme je n’avais jamais couru, me précipitant pour sauver cette maison d’écrivain que j’avais tant aimée. Les pompiers s’affairaient déjà mais les flammes, immenses, dévoraient la façade. Tout était en train de brûler. À quelques dizaines de mètres de l’incendie, au bord du chemin, un policier observait de près la carrosserie de ma voiture, sur laquelle avait été inscrit à la peinture rouge Brûle, Goldman. Brûle.
*
À dix heures, le lendemain matin, l’incendie fumait encore. La maison avait été en grande partie détruite. Des experts de la police d’État s’activaient entre les ruines tandis qu’une équipe de pompiers s’assurait que le foyer ne reprendrait pas. D’après l’intensité des flammes, de l’essence ou un produit accélérant similaire avait été versé sous la marquise. L’incendie s’était immédiatement propagé. La terrasse et le salon avaient été dévastés, de même que la cuisine. Le premier étage avait été relativement épargné par les flammes mais la fumée et surtout l’eau utilisée par les pompiers avaient commis des dégâts irréversibles.
J’étais comme un fantôme, encore en vêtements de sport, assis dans l’herbe à contempler les ruines. J’avais passé la nuit là. À mes pieds, un sac intact que les pompiers avaient extrait de ma chambre : à l’intérieur étaient quelques vêtements et mon ordinateur.
J’entendis une voiture arriver et une rumeur bruisser parmi les badauds derrière moi. C’était Harry. Il venait d’être libéré. J’avais prévenu Roth et je savais qu’il l’avait informé du drame. Il fit quelques pas jusqu’à moi, en silence, puis il s’assit dans l’herbe et me dit simplement :
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