Extrait du Washington Post
LA BOMBE DE MARCUS GOLDMAN
[…] À mesure qu’il enquête, Goldman semble aller de découverte en découverte. Il raconte notamment que Nola Kellergan était une fille perdue, battue et suppliciée, soumise à des simulacres de noyade et à des coups répétés. Son amitié et sa proximité avec Harry Quebert lui apportaient une stabilité qu’elle n’avait jamais connue jusqu’alors et qui lui permettait de rêver à une vie meilleure. […]
Extrait du Boston Globe
LA VIE SULFUREUSE DE LA JEUNE NOLA KELLERGAN
Marcus Goldman soulève des éléments qui jusque-là étaient restés inconnus de la presse.
Elle était l’objet sexuel de E.S., un puissant homme d’affaires de Concord, qui envoyait son homme de main la chercher comme de la viande fraîche. Mi-femme mi-enfant, à la merci des fantasmes des hommes d’Aurora, elle devint également la proie du chef de la police locale, qui l’aurait forcée à des rapports buccaux. Ce même chef de la police qui sera chargé de mener les recherches à sa disparition […]
Et je perdis le contrôle d’un livre qui n’existait même pas.
Aux premières heures du matin du jeudi 10 juillet, je découvris les titres accrocheurs de la presse : tous les quotidiens nationaux étalaient, à leur une, des bribes de ce que j’avais écrit mais en découpant les phrases, en les arrachant à leur contexte. Mes hypothèses étaient devenues d’odieuses affirmations, mes suppositions des faits avérés et mes réflexions d’infâmes jugements de valeur. On avait démonté mon travail, saccagé mes idées, violé ma pensée. On avait tué Goldman, l’écrivain en rémission qui tentait péniblement de retrouver le chemin des livres.
À mesure qu’Aurora se réveillait, l’émoi gagnait la ville : les habitants, médusés, lisaient et relisaient les articles des journaux. Le téléphone de la maison se mit à sonner tous azimuts, certains mécontents vinrent sonner à ma porte pour obtenir des explications. J’avais le choix entre affronter ou me cacher : je décidai d’affronter. Sur le coup de dix heures, j’avalai deux doubles whiskys et je me rendis au Clark’s.
En passant la porte vitrée de l’établissement, je sentis les regards des habitués s’abattre sur moi comme autant de poignards. Je m’installai à la table 17, le cœur battant, et Jenny, furieuse, se précipita vers moi pour me dire que j’étais la pire des ordures. Je crus qu’elle allait m’envoyer sa cafetière en pleine figure.
— Alors quoi, explosa-t-elle, t’es venu ici juste pour te faire du pognon sur notre dos ? Juste pour écrire des saloperies sur nous ?
Elle avait des larmes plein les yeux. J’essayai de calmer le jeu :
— Jenny, tu sais que ce n’est pas vrai. Ces extraits n’auraient jamais dû être publiés.
— Mais tu as vraiment écrit ces horreurs ?
— Ces phrases, hors de leur contexte, sont abominables…
— Mais ces mots, tu les as écrits ?
— Oui. Mais…
— Il n’y a pas de mais, Marcus !
— Je t’assure, je ne voulais pas porter préjudice à qui que ce soit…
— Pas porter de préjudice ? Tu veux que je cite ton chef-d’œuvre ? (Elle déplia un cahier de journal.) Regarde, c’est écrit là : Jenny Quinn, la serveuse du Clark’s, était amoureuse de Harry depuis le premier jour… C’est comme ça que tu me définis ? Comme la serveuse, la souillon de service qui bave d’amour en pensant à Harry ?
— Tu sais que ce n’est pas vrai…
— Mais c’est écrit, nom de Dieu ! C’est écrit dans les journaux de tout ce foutu pays ! Tout le monde va lire ça ! Mes amis, ma famille, mon mari !
Jenny hurlait. Les clients observaient la scène en silence. Par souci d’apaisement, je préférai m’en aller et je me rendis à la bibliothèque, espérant trouver en Erne Pinkas un allié à même de comprendre la catastrophe des mots mal employés. Mais lui non plus n’avait pas spécialement envie de me voir.
— Tiens, voilà le grand Goldman, dit-il en m’apercevant. Tu viens chercher d’autres horreurs à écrire sur cette ville ?
— Je suis horrifié par cette fuite, Erne.
— Horrifié ? Arrête ton cinéma. Tout le monde parle de ton bouquin. Journaux, Internet, télévision : on ne parle plus que de toi ! Tu devrais être content. En tout cas, j’espère que tu as pu bien profiter de toutes les informations que je t’ai fournies. Marcus Goldman, le dieu tout-puissant d’Aurora, Marcus qui débarque ici et qui me dit : J’ai besoin de savoir ci, j’ai besoin de savoir ça. Jamais de merci, comme si tout était normal, comme si j’étais à la botte du très grand écrivain Marcus Goldman. Tu sais ce que j’ai fait ce week-end ? J’ai soixante-quinze ans et, un dimanche sur deux, je vais arrondir mes fins de mois en travaillant au supermarché de Montburry. Je ramasse les chariots sur le parking et je les rassemble à l’entrée du magasin. Je sais que ce n’est pas la gloire, que je ne suis pas une grande vedette comme toi, mais j’ai droit à un tout petit peu de respect, non ?
— Je suis désolé.
— Désolé ? Mais tu n’es pas désolé du tout ! Tu ne savais pas parce que tu ne t’es jamais intéressé, Marc. Tu ne t’es jamais intéressé à personne à Aurora. Tout ce qui compte pour toi, c’est la gloire. Mais la gloire a des conséquences !
— Je suis sincèrement désolé, Erne. Allons déjeuner ensemble si tu veux.
— Je ne veux pas déjeuner ! Je veux que tu me laisses tranquille ! J’ai des livres à ranger. Les livres sont importants. Toi, tu n’es rien.
Je rentrai me terrer à Goose Cove, épouvanté. Marcus Goldman, le fils adoptif d’Aurora, avait, malgré lui, trahi sa propre famille. Je téléphonai à Douglas et lui demandai de publier un démenti.
— Un démenti de quoi ? Les journaux n’ont fait que reprendre ce que tu as écrit. De toute façon, ce serait sorti dans deux mois.
— Les journaux ont tout déformé ! Rien de ce qui transparaît ne correspond à mon livre !
— Allons, Marc. N’en fais pas tout un plat. Tu dois rester concentré sur ton texte, c’est ça qui compte. Tu as peu de temps devant toi. Tu te rappelles qu’il y a trois jours, on s’est vus à Boston et que tu as signé un contrat d’un million de dollars pour écrire un livre en sept semaines ?
— Je sais ! Je sais ! Mais ça ne veut pas dire que ça doit être un torchon !
— Un livre écrit en quelques semaines, c’est un livre écrit en quelques semaines…
— C’est le temps qu’il a fallu à Harry pour écrire Les Origines du Mal.
— Harry, c’est Harry, si tu vois ce que je veux dire.
— Non, je ne vois pas.
— C’est un très grand écrivain.
— Merci ! Merci beaucoup ! Et moi alors ?
— Tu sais que ce n’est pas ce que je voulais dire… Toi tu es un écrivain, disons… moderne. Tu plais parce que tu es jeune et dynamique… Et branché. Tu es un écrivain branché. Voilà. Les gens n’attendent pas de toi que tu obtiennes le Prix Pulitzer, ils aiment tes livres parce que c’est dans la tendance, parce que ça les divertit, et c’est très bien aussi.
— Alors c’est vraiment ce que tu penses ? Que je suis un écrivain divertissant ?
— Ne déforme pas ce que je dis, Marc. Mais t’es conscient que ton public a eu un faible pour toi parce que t’es… Beau garçon.
— Beau garçon ? Mais c’est de pire en pire !
— Enfin, Marc, tu vois où je veux en venir ! Tu véhicules une certaine image. Comme je te le dis, t’es dans la tendance. Tout le monde t’aime bien. T’es à la fois le bon copain, l’amant mystérieux, le gendre idéal… C’est pour ça que L’Affaire Harry Quebert connaîtra un immense succès. C’est fou, ton livre n’existe pas et il s’arrache déjà. De toute ma carrière, je n’ai jamais rien vu de pareil.
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