— Mais Nola, qu’aurait-elle fait ?
— Nous lui aurions trouvé des faux papiers, elle aurait repris le lycée, puis l’université. Et nous aurions attendu ses dix-huit ans et elle serait devenue Madame Harry Quebert.
— Des faux papiers ? Mais c’est complètement fou !
— Je sais. C’était complètement fou. Complètement fou !
— Et ensuite, que s’est-il passé ?
— Ce 27 août, sur la plage, nous avons répété le plan plusieurs fois, puis nous sommes rentrés à la maison. Nous nous sommes assis sur le vieux canapé du salon, qui n’était pas vieux mais qui l’est devenu parce que je n’ai jamais pu m’en séparer, et nous avons eu notre dernière conversation. Voilà, Marcus, voilà ses derniers mots, je ne les oublierai jamais. Elle m’a dit : « Nous serons tellement heureux, Harry. Je deviendrai votre femme. Vous serez un très grand écrivain. Et un professeur d’université. J’ai toujours rêvé d’épouser un professeur d’université. À vos côtés, je serai la plus heureuse des femmes. Et nous aurons un grand chien couleur du soleil, un labrador que nous appellerons Storm. Attendez-moi, je vous en prie, attendez-moi. » Et je lui ai répondu : « Je t’attendrai toute ma vie s’il le faut, Nola. » Ce sont ses derniers mots, Marcus. Après ça, je me suis assoupi, et lorsque je me suis réveillé, le soleil se couchait et Nola était partie. Il y avait cette lumière rose qui irradiait l’océan, et ces nuées de mouettes criardes. Ces saletés de mouettes qu’elle aimait tant. Sur la table de la terrasse, il ne restait plus qu’un manuscrit : celui qui m’est resté, l’original. Et à côté, ce mot, celui que vous avez trouvé dans la boîte et qui disait, je me souviens de ces phrases par cœur : Ne vous en faites pas, Harry, ne vous en faites pas pour moi, je me débrouillerai pour vous retrouver là-bas. Attendez-moi dans la chambre 8, j’aime ce chiffre, c’est mon chiffre préféré. Attendez-moi dans cette chambre à 19 heures. Ensuite nous partirons pour toujours. Je n’ai pas cherché le manuscrit : j’ai compris qu’elle l’avait pris, pour le relire encore une fois. Ou peut-être pour être certaine que je serais au rendez-vous au motel, le 30. Elle a emporté ce foutu manuscrit, Marcus, comme elle faisait parfois. Et moi, le lendemain, j’ai quitté la ville. Comme nous l’avions prévu. Je suis passé au Clark’s boire un café, tout exprès pour me montrer et dire que je m’absentais. Il y avait Jenny, comme tous les matins, je lui ai dit que j’avais à faire à Boston, que mon livre était presque fini et que j’avais des rendez-vous importants. Et je suis parti. Je suis parti sans me douter une seconde que je ne reverrais plus jamais Nola.
Je posai mon stylo. Harry pleurait.
*
7 juillet 2008
À Boston, dans le salon du Plaza, Barnaski s’accorda une demi-heure pour parcourir la cinquantaine de pages que je lui avais apportées, avant de nous faire appeler.
— Alors ? lui demandai-je en pénétrant dans la pièce.
Il eut un regard lumineux :
— C’est tout simplement génial, Goldman ! Génial ! Je savais que vous étiez l’homme de la situation !
— Attention, ces pages ce sont surtout mes notes. Il y a des faits dedans qui ne devront pas être publiés.
— Bien sûr, Goldman. Bien sûr. De toute façon, vous approuverez les épreuves finales.
Il commanda du champagne, étala les contrats sur la table et en récapitula le contenu :
— Livraison du manuscrit pour fin août. Les jaquettes publicitaires seront déjà prêtes. Relecture et mise en forme en deux semaines, impression dans le courant du mois de septembre. Sortie prévue pour la dernière semaine de septembre. Au plus tard. Quel timing parfait ! Juste avant l’élection présidentielle et plus ou moins au moment de la tenue du procès de Quebert ! Coup de marketing phénoménal, mon cher Goldman ! Hip hip hip hourra !
— Et si l’enquête n’est pas bouclée ? demandai-je. Comment dois-je terminer le livre ?
Barnaski avait une réponse déjà toute prête et validée par son service juridique :
— Si l’enquête est terminée, c’est un récit authentique. Si elle ne l’est pas, on laisse le sujet ouvert ou alors vous suggérez la fin et c’est un roman. Juridiquement, c’est intouchable et pour les lecteurs, ça ne fait aucune différence. Et puis tant mieux si l’enquête n’est pas terminée : on pourra toujours faire un second tome. Quelle aubaine !
Il me regarda d’un air entendu ; un employé apporta le champagne et il insista pour l’ouvrir lui-même. Je signai son contrat, il fit sauter le bouchon, renversa du champagne partout, remplit deux coupes et en tendit l’une à Douglas et l’autre à moi. Je demandai :
— Vous n’en prenez pas ?
Il eut une moue dégoûtée et s’essuya les mains sur un coussin.
— Je n’aime pas ça. Le champagne, c’est juste pour le show. Le show, Goldman, c’est quatre-vingt-dix pour cent de l’intérêt que les gens portent au produit final !
Et il sortit téléphoner à la Warner Bros pour parler des droits cinématographiques.
Dans le courant de ce même après-midi, sur la route du retour à Aurora, je reçus un appel de Roth : il était dans tous ses états.
— On a les résultats, Goldman !
— Quels résultats ?
— L’écriture ! Ce n’est pas celle de Harry ! Ce n’est pas lui qui a écrit ce mot sur le manuscrit !
Je poussai un cri de joie.
— Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? demandai-je.
— Je n’en sais rien encore. Mais si ce n’est pas son écriture, cela confirme qu’il n’avait pas le manuscrit au moment où Nola a été tuée. Or le manuscrit est l’une des principales preuves à charge de l’accusation. Le juge vient de fixer une nouvelle audience de comparution ce jeudi 10 juillet à onze heures. Une convocation si rapide, c’est sûrement une bonne nouvelle pour Harry !
J’étais très excité : Harry serait bientôt libre. Il avait donc toujours dit la vérité, il était innocent. J’attendis avec impatience que jeudi arrive. Mais à la veille de cette nouvelle audience, le mercredi 9 juillet, une catastrophe se produisit. Ce jour-là, vers dix-sept heures, j’étais à Goose Cove, dans le bureau de Harry, en train de relire mes notes sur Nola. C’est alors que je reçus un appel de Barnaski sur mon téléphone portable. Sa voix tremblait.
— Marcus, j’ai une terrible nouvelle, me dit-il d’emblée.
— Que se passe-t-il ?
— Il y a eu un vol…
— Comment ça, un vol ?
— Vos feuillets… Ceux que vous m’avez apportés à Boston.
— Quoi ? Comment est-ce possible ?
— Ils étaient dans un tiroir de mon bureau. Hier matin, je ne les ai pas retrouvés… J’ai d’abord pensé que Marisa avait fait de l’ordre et les avait mis au coffre, elle fait ça parfois. Mais lorsque je lui ai posé la question, elle m’a dit qu’elle ne les avait pas touchés. Je les ai cherchés toute la journée d’hier mais en vain.
Mon cœur battait fort. Je pressentais une tempête.
— Mais qu’est-ce qui vous fait penser qu’ils ont été volés ? demandai-je.
Il y eut un long silence puis il répondit :
— J’ai reçu des coups de fil, toute l’après-midi : le Globe, USA Today, le New York Times… Quelqu’un a transmis des copies de vos feuillets à toute la presse nationale, qui s’apprête à les diffuser. Marcus : il est probable que demain, tout le pays prendra connaissance du contenu de votre bouquin.
DEUXIÈME PARTIE
La guérison des écrivains
(Rédaction du livre)
14.
Un fameux 30 août 1975
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