— Marc, quoi de neuf ?
— Quoi de neuf ? Ça fait deux semaines que je n’ai pas eu de tes nouvelles ! T’étais passé où ? T’es mon agent, oui ou merde ?
— Je sais, Marc. Je suis désolé. On a vécu une situation difficile. Je veux dire toi et moi. Mais si tu veux toujours de moi comme agent, je serai honoré de poursuivre notre collaboration.
— Évidemment. Je n’ai qu’une condition : que tu continues à venir suivre le championnat de base-ball chez moi.
Il rit.
— Ça marche. Tu t’occuperas des bières et moi des nachos au fromage.
— Barnaski m’a proposé un gros contrat, dis-je.
— Je sais. Il m’en a parlé. Tu vas accepter ?
— Je crois, oui.
— Barnaski est très excité. Il veut te voir au plus vite.
— Me voir pour quoi ?
— Pour signer le contrat.
— Déjà ?
— Oui. Je pense qu’il veut s’assurer que ton travail est bien entamé. Les délais vont être courts : il va falloir écrire vite. Il est complètement obsédé par la campagne présidentielle. Tu te sens prêt ?
— Ça ira. Je me suis remis à écrire. Mais j’ignore ce que je dois faire : raconter tout ce que je sais ? Raconter que Harry avait prévu de s’enfuir avec la gamine ? Cette histoire, Doug, c’est du délire total. Je crois que tu ne te rends même pas compte.
— La vérité, Marc. Raconte simplement la vérité à propos de Nola Kellergan.
— Et si la vérité nuit à Harry ?
— Dire la vérité, c’est ta responsabilité d’écrivain. Même si la vérité est difficile. Ça, c’est mon conseil en tant qu’ami.
— Et ton conseil en tant qu’agent ?
— Surtout, protège ton cul : évite de finir avec autant de procès qu’il y a d’habitants dans le New Hamsphire. Par exemple, tu me disais que la petite était battue par ses parents ?
— Oui. Par sa mère.
— Alors contente-toi d’écrire que Nola était une fillette malheureuse et maltraitée. Tout le monde comprendra que ce sont ses parents qui sont responsables des mauvais traitements, mais ce ne sera pas explicitement précisé… Personne ne pourra te poursuivre.
— Mais la mère joue un rôle important dans cette histoire.
— Conseil d’agent, Marc : il te faut des preuves en béton pour accuser les gens, sinon tu vas crouler sous les procès. Et je crois que t’as eu déjà assez d’emmerdes sur le dos ces derniers mois. Trouve un témoin fiable qui t’affirme que la mère était la dernière des salopes et qu’elle foutait des raclées à la gamine, sinon limite-toi à fillette malheureuse et maltraitée. On veut éviter aussi qu’un juge accepte de suspendre la vente du livre pour des problèmes de diffamation. Par contre, pour Pratt, maintenant que tout le monde sait ce qu’il a fait, tu peux y aller dans le détail sordide. Ça fait vendre.
Barnaski proposait de nous retrouver le lundi 7 juillet à Boston, ville qui présentait l’avantage de se situer à une heure d’avion de New York et à deux heures de route d’Aurora, ce que j’acceptai. Cela me laissait quatre jours pour écrire d’arrache-pied et avoir quelques chapitres à lui présenter.
— Appelle-moi si t’as besoin de quoi que ce soit, me dit encore Douglas avant de raccrocher.
— Je le ferai, merci. Doug, attends…
— Oui ?
— Tu faisais les mojitos. Tu te rappelles ?
Je l’entendis sourire.
— Je me rappelle bien.
— C’était une belle période, non ?
— C’est toujours une belle période, Marc. On a des vies formidables, même si, parfois, il y a des moments plus difficiles.
*
1 erdécembre 2006, New York City
— Doug, tu peux faire plus de mojitos ?
Derrière le comptoir de ma cuisine, Douglas, ceint d’un tablier représentant un corps de femme nue, poussa un hurlement de loup, attrapa une bouteille de rhum et la vida dans un shaker rempli de glace pilée.
C’était trois mois après la sortie de mon premier livre ; ma carrière était à son sommet. Pour la cinquième fois en trois semaines, depuis que j’avais emménagé dans mon appartement du Village, j’organisais une fête chez moi. Des dizaines de personnes s’entassaient dans mon salon, je n’en connaissais pas le quart. Mais j’adorais ça. Douglas s’occupait d’arroser les invités en mojitos, et je me chargeais des white russian, le seul cocktail que j’avais jamais considéré comme décemment buvable.
— Quelle soirée, me dit Douglas. Est-ce que c’est le portier de l’immeuble qui danse dans ton salon ?
— Oui. Je l’ai invité.
— Et il y a Lydia Gloor, nom d’un chien ! Tu te rends compte ? Lydia Gloor est dans ton appartement !
— Qui est Lydia Gloor ?
— Bon Dieu, Marc, tu dois savoir ça ! C’est l’actrice du moment. Elle joue dans cette série que tout le monde regarde. Enfin, sauf toi visiblement. Comment as-tu fait pour l’inviter ici ?
— Je n’en sais rien. Les gens sonnent et je leur ouvre la porte. Mi casa es tu casa !
Je retournai dans le salon avec des petits fours et les shakers. Puis je vis la neige qui tombait par les fenêtres, et j’eus soudain envie de sortir à l’air libre. J’allai sur le balcon en chemise ; il faisait glacial. Je contemplai l’immensité de New York devant moi et ces millions de points de lumière à perte de vue, et je hurlai de toutes mes forces : « Je suis Marcus Goldman ! » À cet instant j’entendis une voix derrière moi : c’était une jolie blonde de mon âge que je n’avais jamais vue de ma vie.
— Marcus Goldman, il y a ton téléphone qui sonne, me dit-elle.
Son visage ne m’était pas inconnu.
— Je t’ai déjà vue quelque part, non ? lui demandai-je.
— À la télévision, sans doute.
— Tu es Lydia Gloor…
— Oui.
— Mince alors.
Je la priai de m’attendre sagement sur le balcon et je m’empressai d’aller répondre.
— Allô ?
— Marcus ? C’est Harry qui vous téléphone.
— Harry ! Quel plaisir de vous entendre ! Comment allez-vous ?
— Pas mal. J’avais juste envie de vous dire bonsoir. J’entends énormément de bruit derrière vous… Vous recevez du monde ? Peut-être que je tombe mal…
— Je fais une petite fête. Dans mon nouvel appartement.
— Vous avez quitté Newark ?
— Oui, j’ai acheté un appartement dans le Village. Je vis à New York désormais ! Il faut absolument que vous veniez voir ça, la vue est à couper le souffle.
— J’en suis sûr. En tout cas, vous avez l’air de bien vous amuser, je suis content pour vous. Vous devez avoir beaucoup d’amis…
— Des tonnes ! Et ce n’est pas tout : figurez-vous qu’il y a une actrice incroyablement belle qui m’attend sur mon balcon ? Ha ha, je ne peux pas y croire ! La vie est beaucoup trop belle, Harry. Beaucoup trop belle. Et vous ? Que faites-vous ce soir ?
— Je… Je fais une petite soirée chez moi. Des amis, des steaks et de la bière. Que demander de plus ? On s’amuse bien, il ne manque plus que vous. Mais j’entends qu’on sonne à ma porte, Marcus. D’autres invités qui arrivent. Il faut que je vous laisse pour aller ouvrir. Je ne sais pas si nous tiendrons tous dans la maison, et pourtant, Dieu sait qu’elle est grande !
— Passez une bonne soirée, Harry. Amusez-vous bien. Je vous rappelle sans faute.
Je retournai sur mon balcon : c’est ce soir-là que je commençai à fréquenter Lydia Gloor, celle que ma mère allait appeler « l’actrice télévisuelle ». À Goose Cove, Harry alla ouvrir la porte : c’était le livreur de pizza. Il prit sa commande et s’installa devant la télévision pour dîner.
Comme promis, je rappelai Harry après cette soirée. Mais un an s’écoula entre ces deux coups de téléphone. C’était février 2008.
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