— Allô ?
— Harry, c’est Marcus.
— Oh, Marcus ! C’est bien vous qui me téléphonez ? Incroyable. Depuis que vous êtes une vedette, vous ne donnez plus de nouvelles. J’ai essayé de vous appeler il y a un mois, je suis tombé sur votre secrétaire qui m’a dit que vous n’étiez là pour personne.
Je répondis de but en blanc :
— Ça va mal, Harry. Je crois que je ne suis plus écrivain.
Il redevint aussitôt sérieux :
— Qu’est-ce que vous me chantez là, Marcus ?
— Je ne sais plus quoi écrire, je suis fini. Page blanche. Ça fait des mois. Peut-être une année.
Il éclata d’un rire rassurant et chaleureux.
— Blocage mental, Marcus, voilà ce que c’est ! Les pages blanches sont aussi stupides que les pannes sexuelles liées à la performance : c’est la panique du génie, celle-là même qui rend votre petite queue toute molle lorsque vous vous apprêtez à jouer à la brouette avec une de vos admiratrices et que vous ne pensez qu’à lui procurer un orgasme tel qu’il sera mesurable sur l’échelle de Richter. Ne vous souciez pas du génie, contentez-vous d’aligner les mots ensemble. Le génie vient naturellement.
— Vous pensez ?
— J’en suis sûr. Mais vous devriez laisser un peu de côté vos soirées mondaines et vos petits fours. Écrire, c’est sérieux. Je pensais vous l’avoir inculqué.
— Mais je travaille dur ! Je ne fais que ça ! Et malgré tout, je n’arrive à rien.
— Alors c’est qu’il vous manque un cadre propice. New York, c’est très joli, mais c’est surtout beaucoup trop bruyant. Pourquoi ne viendriez-vous pas ici, chez moi, comme du temps où vous étiez mon étudiant ?
*
4–6 juillet 2008
Durant les jours qui avaient précédé le rendez-vous de Boston avec Barnaski, l’enquête avait progressé de façon spectaculaire.
Tout d’abord, le Chef Pratt fut inculpé pour des actes d’ordre sexuel sur une mineure de moins de seize ans, et libéré sous caution le lendemain de son arrestation. Il s’installa provisoirement dans un motel de Montburry, tandis qu’Amy quittait la ville pour aller chez sa sœur, qui vivait dans un autre État. L’audition de Pratt par la brigade criminelle de la police d’État confirma que non seulement Tamara Quinn lui avait montré la note trouvée chez Harry à propos de Nola, mais également que Nancy Hattaway lui avait fait part de ce qu’elle savait à propos d’Elijah Stern. La raison pour laquelle Pratt avait consciemment négligé ces deux pistes était qu’il craignait que Nola se soit confiée à l’un d’eux à propos des épisodes de la voiture de police, et qu’il ne voulait pas par conséquent risquer de se compromettre en les interrogeant. Il jura cependant n’avoir rien à faire avec les morts de Nola et Deborah Cooper, et avoir dirigé les recherches de manière irréprochable.
Sur la base de ces déclarations, Gahalowood parvint à convaincre le bureau du procureur de délivrer un mandat pour une perquisition au domicile d’Elijah Stern, qui eut lieu le matin du vendredi 4 juillet, jour de fête nationale. Le tableau représentant Nola fut trouvé dans l’atelier et saisi. Elijah Stern fut emmené dans les locaux de la police d’État pour y être entendu, mais il ne fut pas inculpé. Néanmoins, ce nouveau rebondissement exacerba plus encore la curiosité de l’opinion publique : après l’arrestation du célèbre écrivain Harry Quebert et celle de l’ancien chef de la police Gareth Pratt, voici que l’homme le plus riche du New Hampshire se retrouvait à son tour mêlé à la mort de la petite Kellergan.
Gahalowood me raconta l’audition de Stern dans les détails. « Un type impressionnant, me dit-il. D’un calme absolu. Il avait même ordonné à son armée d’avocats d’attendre hors de la salle. Cette présence, son regard bleu acier, j’étais presque mal à l’aise face à lui et Dieu sait pourtant que je suis rompu à ce genre d’exercice. Je lui ai montré le tableau et il m’a confirmé que c’était bien Nola. »
— Pourquoi avez-vous ce tableau chez vous ? avait demandé Gahalowood.
Stern avait répondu, comme si c’était évident :
— Parce qu’il est à moi. Y a-t-il une loi dans cet État qui interdise d’accrocher des tableaux à son mur ?
— Non. Mais c’est le tableau d’une jeune fille qui a été assassinée.
— Et si j’avais un tableau de John Lennon, lui aussi mort assassiné, serait-ce grave ?
— Vous voyez très bien ce que je veux dire, Monsieur Stern. D’où sort ce tableau ?
— C’est un de mes employés de l’époque qui l’a peint. Luther Caleb.
— Pourquoi a-t-il peint ce tableau ?
— Parce qu’il aimait peindre.
— Quand ce tableau a-t-il été réalisé ?
— Été 1975. Juillet, août, si mes souvenirs sont bons.
— Juste avant la disparition de la petite.
— Oui.
— Comment l’a-t-il peint ?
— Avec des pinceaux, j’imagine.
— Cessez de jouer à l’imbécile, je vous prie. D’où connaissait-il Nola ?
— Tout le monde connaissait Nola à Aurora. Il s’est inspiré d’elle pour ce tableau.
— Et ça ne vous a pas gêné d’avoir chez vous le tableau d’une gamine disparue ?
— Non. C’est un beau tableau. On appelle ça « l’art ». Et le véritable art dérange. L’art consensuel n’est que le résultat de la dégénérescence du monde pourri par le politiquement correct.
— Vous êtes conscient que la possession d’une œuvre représentant une jeune fille de quinze ans nue pourrait vous causer des ennuis, Monsieur Stern ?
— Nue ? On ne voit ni ses seins, ni ses parties génitales.
— Mais il est évident qu’elle est nue.
— Êtes-vous prêt à défendre votre point de vue devant une cour, sergent ? Parce que vous perdriez, et vous le savez aussi bien que moi.
— J’aimerais seulement savoir pourquoi Luther Caleb a peint Nola Kellergan ?
— Je vous l’ai dit : il aimait peindre.
— Connaissiez-vous Nola Kellergan ?
— Un peu. Comme tout le monde à Aurora.
— Seulement un peu ?
— Seulement un peu.
— Vous mentez, Monsieur Stern. J’ai des témoins qui affirment que vous avez eu une relation avec elle. Que vous la faisiez venir chez vous.
Stern avait éclaté de rire :
— Vous avez des preuves de ce que vous avancez ? J’en doute, parce que c’est faux. Je n’ai jamais touché cette petite. Écoutez, sergent, vous me faites de la peine : votre enquête piétine visiblement et vous avez grand mal à formuler vos questions. Je vais donc vous aider : c’est Nola Kellergan qui est venue me trouver. Elle est venue un jour chez moi, elle m’a dit qu’elle avait besoin d’argent. Elle a accepté de poser pour un tableau.
— Vous l’avez payée pour qu’elle pose ?
— Oui. Luther avait un grand don pour la peinture. Un talent fou ! Il m’avait peint déjà des tableaux magnifiques, des vues du New Hampshire, des scènes de vie quotidienne de notre belle Amérique et j’étais très emballé. Pour moi, Luther pouvait devenir l’un des grands peintres de ce siècle, et je me suis dit qu’il pourrait faire quelque chose de grandiose en peignant cette jeune fille magnifique. La preuve, si je vends ce tableau maintenant, avec tout le foin qui entoure cette affaire, j’en tirerai sans aucun doute un ou deux millions de dollars. Vous connaissez beaucoup de peintres contemporains qui vendent à deux millions de dollars ?
Son explication faite, Stern avait décrété qu’il avait perdu assez de temps et que l’audition était terminée, et il était parti, suivi par son troupeau d’avocats, laissant Gahalowood muet et ajoutant un mystère de plus à l’enquête.
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