Je le fixai longuement. J’avais l’impression d’assister à la dernière leçon du Maître. C’était une sensation insupportable. Il finit par dire :
— Elle aimait l’opéra, Marcus. Mettez-le dans le livre. Son préféré était Madame Butterfly. Elle disait que les plus beaux opéras sont les histoires d’amour tristes.
— Qui ? Nola ?
— Oui. Cette petite gamine de quinze ans aimait l’opéra à en crever. Après sa tentative de suicide, elle est allée passer une dizaine de jours à Charlotte’s Hill, un établissement de repos. Ce qu’on appellerait aujourd’hui une clinique psychiatrique. J’allais lui rendre visite en cachette. Je lui apportais des disques d’opéra que nous faisions jouer sur un petit pick-up portable. Elle était émue aux larmes, elle disait que si elle ne devenait pas actrice à Hollywood, elle serait chanteuse à Broadway. Et je lui disais qu’elle serait la plus grande chanteuse de l’histoire de l’Amérique. Vous savez, Marcus, je pense que Nola Kellergan aurait pu marquer ce pays de son empreinte…
— Pensez-vous que ses parents aient pu s’en prendre à elle ? demandai-je.
— Non, ça me paraît peu probable. Et puis le manuscrit, et puis ce mot… De toute façon, j’imagine mal David Kellergan en meurtrier de sa fille.
— Pourtant, il y avait ces coups qu’elle recevait…
— Ces coups… C’était une drôle d’histoire…
— Et l’Alabama ? Nola vous a-t-elle parlé de l’Alabama ?
— L’Alabama ? Les Kellergan venaient d’Alabama, oui.
— Non, il y a autre chose, Harry. Je crois qu’il s’est passé un événement en Alabama et que cet événement a probablement un lien avec leur départ. Mais je ne sais pas quoi… Je ne sais pas qui pourrait me renseigner.
— Mon pauvre Marcus, j’ai l’impression que plus vous creusez cette affaire, plus vous soulevez d’énigmes…
— Ce n’est pas qu’une impression, Harry. D’ailleurs, j’ai découvert que Tamara Quinn savait pour vous et Nola. Elle me l’a dit. Le jour de la tentative de suicide de Nola, elle est venue chez vous, furieuse, parce que vous lui aviez fait faux bond lors d’une garden-party qu’elle avait organisée. Mais vous n’étiez pas chez vous, et elle a fouillé dans votre bureau. Elle a trouvé un feuillet que vous veniez d’écrire sur Nola.
— Maintenant que vous m’en parlez, je me souviens qu’il me manquait un de mes feuillets. Je l’ai longuement cherché, en vain. Je pensais l’avoir perdu, ce qui m’avait considérablement étonné à l’époque parce que j’ai toujours été très ordonné. Qu’en a-t-elle fait ?
— Elle dit l’avoir égaré…
— Les lettres anonymes, c’était elle ?
— J’en doute. Elle n’avait même jamais imaginé qu’il ait pu se passer quoi que ce soit entre Nola et vous. Elle pensait simplement que vous fantasmiez sur elle. À ce propos, est-ce que le Chef Pratt vous a interrogé lors de l’enquête sur la disparition de Nola ?
— Le Chef Pratt ? Non, jamais.
C’était étrange : pourquoi le Chef Pratt n’avait-il jamais questionné Harry dans le cadre de son enquête alors que Tamara affirmait l’avoir informé de ce qu’elle savait ? Sans mentionner ni Nola, ni le tableau, je me hasardai ensuite à évoquer le nom de Stern.
— Stern ? me dit Harry. Oui, je le connais. C’était le propriétaire de la maison de Goose Cove. Je la lui ai rachetée après le succès des Origines du mal.
— Vous le connaissez bien ?
— Bien, non. Je l’ai rencontré une ou deux fois lors de cet été 1975. La première fut au bal de l’été. Nous étions assis à la même table. C’était un homme sympathique. Je l’ai revu quelques fois après. Il était généreux, il croyait en moi. Il a beaucoup fait pour la culture, c’est un homme profondément bon.
— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
— La dernière fois ? Ce devait être pour la vente de la maison. Ça remonte à fin 1976. Mais pourquoi diable me parlez-vous de lui tout d’un coup ?
— Juste comme ça. Dites-moi, Harry, le bal de l’été dont vous parlez, c’est celui où Tamara Quinn espérait que vous emmèneriez sa fille ?
— Celui-là même. Je m’y suis rendu seul finalement. Quelle soirée… Figurez-vous que j’y ai gagné le premier prix de la tombola : une semaine de vacances à Martha’s Vineyard.
— Et vous y êtes allé ?
— Bien entendu.
Ce soir-là, en rentrant à Goose Cove, je trouvai un e-mail de Roy Barnaski qui me faisait une offre qu’aucun écrivain ne pouvait refuser.
De : r barnaski@schmidandhanson.com
Date : lundi 30 juin 2008 — 19 :54
Cher Marcus,
J’aime votre bouquin. Pour faire suite à notre téléphone de ce matin, vous trouverez, ci-joint, une proposition de contrat que vous ne refuserez pas, je pense.
Envoyez-moi de nouvelles pages au plus vite. Comme je vous l’ai dit, je vise une publication pour l’automne. Je pense que ce sera un grand succès. J’en suis certain, en fait. La Warner Bros s’est déjà dite intéressée à l’adapter en film. Avec droits cinématographiques à renégocier pour vous, bien entendu.
En document attaché, un projet de contrat dans lequel il me promettait une avance d’un million de dollars.
Cette nuit-là, je veillai longuement, envahi par toutes sortes de pensées. Sur le coup de vingt-deux heures trente, je reçus un appel de ma mère. Il y avait du bruit derrière et elle chuchotait.
— Maman ?
— Markie ! Markie, tu ne devineras jamais avec qui je suis.
— Avec Papa ?
— Oui. Mais non ! Figure-toi que ton père et moi avons décidé d’aller passer la soirée à New York et nous sommes allés dîner chez cet Italien, près de Colombus Circle. Et sur qui est-ce que nous tombons, devant l’entrée ? Denise ! Ta secrétaire !
— Ça alors !
— Ne joue pas les innocents ! Crois-tu que je ne sais pas ce que tu as fait ? Elle m’a tout dit ! Tout dit !
— Dit quoi ?
— Que tu l’as mise à la porte !
— Je ne l’ai pas mise à la porte, Maman. Je lui ai trouvé un bon emploi chez Schmid & Hanson. Je n’avais plus rien à lui proposer, plus de livre, plus de projet, plus rien ! Il fallait bien que je lui assure un peu son avenir, non ? Je lui ai trouvé un poste en or au département marketing.
— Oh, Markie, nous sommes tombées dans les bras l’une de l’autre. Elle dit que tu lui manques.
— Pitié, Maman.
Elle chuchota plus encore. Je l’entendais à peine.
— J’ai eu une idée, Markie.
— Quoi ?
— Connais-tu le grand Soljenitsyne ?
— L’écrivain ? Oui. Quel rapport ?
— J’ai vu un documentaire sur lui, hier soir. Quel hasard du ciel d’avoir vu cette émission ! Figure-toi qu’il s’est marié avec sa secrétaire. Sa secrétaire ! Et sur qui je tombe aujourd’hui ? Ta secrétaire ! C’est un signe, Markie ! Elle n’est pas vilaine et surtout elle déborde d’œstrogènes ! Je le sais, les femmes sentent ça. Elle est fertile, docile, elle te fera un enfant tous les neuf mois ! Je lui apprendrai comment élever les enfants, et comme ça ils seront tout comme je veux ! N’est-ce pas merveilleux ?
— C’est hors de question. Elle ne me plaît pas, elle est trop âgée pour moi et de toute façon elle a déjà un ami. Et puis, on ne se marie pas avec sa secrétaire.
— Mais si le grand Soljenitsyne l’a fait, ça veut dire que c’est autorisé ! Elle est accompagnée par un type, oui, mais c’est une lavette ! Il sent l’eau de Cologne de supermarché. Toi tu es un grand écrivain, Markie. Tu es le Formidable !
— Le Formidable a été battu par Marcus Goldman, Maman. Et c’est à ce moment-là que j’ai pu commencer à vivre.
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