— Que veux-tu dire ?
— Rien, Maman. Mais laisse Denise dîner tranquillement, s’il te plaît.
Une heure plus tard, une patrouille de police passa pour s’assurer que tout allait bien. C’étaient deux jeunes officiers de mon âge, très sympathiques. Je leur offris du café et ils me dirent qu’ils allaient rester un moment devant la maison. La nuit était douce et par la fenêtre ouverte, je les entendis bavarder et plaisanter, assis sur le capot de leur voiture, à fumer une cigarette. En les écoutant, je me sentis soudain très seul et très loin du monde. On venait de me proposer une somme d’argent colossale pour la publication d’un livre qui me replacerait immanquablement sur le devant de la scène, je menais une existence qui faisait rêver des millions d’Américains, il me manquait pourtant quelque chose : une véritable vie. J’avais passé la première partie de mon existence à assouvir mes ambitions, j’entamai la suivante en essayant de maintenir ces ambitions à flot et à bien y réfléchir, je me demandais à quel moment je déciderais de vivre, tout simplement. Sur mon compte Facebook, je passai en revue la liste de mes milliers d’amis virtuels ; il n’y en avait pas un que je puisse appeler pour aller boire une bière. Je voulais un groupe de bons copains avec qui suivre le championnat de hockey et partir faire du camping le week-end ; je voulais une fiancée, gentille et douce, qui me fasse rire et un peu rêver. Je ne voulais plus être seul.
Dans le bureau de Harry, je contemplai longuement les photographies de la peinture que j’avais prises et dont Gahalowood m’avait donné un agrandissement. Qui était le peintre ? Caleb ? Stern ? C’était, en tous les cas, un très beau tableau. J’enclenchai mon lecteur de minidisques et je réécoutai la conversation de ce jour avec Harry.
— Merci, Marcus. Je suis touché. Mais l’amitié ne doit pas être le motif de ce livre.
— Comment ça ?
— Vous souvenez-vous de notre conversation, le jour où vous avez obtenu votre diplôme à Burrows ?
— Oui, nous avons fait une longue marche ensemble à travers le campus. Nous sommes allés jusqu’à la salle de boxe. Vous m’avez demandé ce que je comptais faire à présent, j’ai répondu que j’allais écrire un livre. Et là, vous m’avez demandé pourquoi j’écrivais. Je vous ai répondu que j’écrivais parce que j’aimais ça et vous m’avez répondu…
— Oui, que vous ai-je répondu ?
— Que la vie n’avait que peu de sens. Et qu’écrire donnait du sens à la vie.
Suivant le conseil de Harry, je me remis à mon ordinateur pour continuer à écrire.
Goose Cove, minuit. Par la fenêtre ouverte du bureau, le vent léger de l’océan pénètre dans la pièce. Il y a une odeur agréable de vacances. La lune brillante illumine tout au-dehors.
L’enquête avance. Ou du moins le sergent Gahalowood et moi-même découvrons peu à peu l’ampleur de l’affaire. Je crois que ça va beaucoup plus loin qu’une histoire d’amour interdite ou qu’un sordide fait divers qui voudrait qu’un soir d’été, une fillette en fugue soit la victime d’un rôdeur. Il y a encore trop de questions en suspens :
— En 1969, les Kellergan quittent Jackson, Alabama, alors que David, le père, dirige une paroisse florissante. Pourquoi ?
– Été 1975, Nola vit une histoire d’amour avec Harry Quebert, dont il va s’inspirer pour écrire Les Origines du mal. Mais Nola vit également une relation avec Elijah Stern, qui la fait peindre nue. Qui est-elle vraiment ? Une sorte de muse ?
— Quel est le rôle de Luther Caleb, dont Nancy Hattaway m’a confié qu’il venait chercher Nola à Aurora pour la conduire à Concord ?
— Qui, hormis Tamara Quinn, savait pour Nola et Harry ? Qui a pu envoyer ces lettres anonymes à Harry ?
— Pourquoi le Chef Pratt, qui dirige l’enquête sur sa disparition, n’interroge-t-il pas Harry après les révélations de Tamara Quinn ? A-t-il interrogé Stern ?
— Qui diable a tué Deborah Cooper et Nola Kellergan ?
— Et qui est cette ombre insaisissable qui veut m’empêcher de raconter cette histoire ?
EXTRAITS DE : LES ORIGINES DU MAL, PAR HARRY L. QUEBERT
Le drame avait eu lieu un dimanche. Elle était malheureuse et elle avait essayé de mourir.
Son cœur n’avait plus la force de battre s’il ne battait pas pour lui. Elle avait besoin de lui pour vivre. Et depuis qu’il l’avait compris, il venait tous les jours à l’hôpital pour la regarder en secret. Comment une aussi jolie personne avait-elle pu vouloir se tuer ? Il s’en voulait. C’était comme si c’était lui qui lui avait fait du mal.
Tous les jours, il s’asseyait en secret sur un banc du grand parc public qui entourait la clinique, et il attendait le moment où elle sortait profiter du soleil. Il la regardait vivre. Vivre était si important. Puis, il profitait qu’elle soit hors de sa chambre pour aller déposer une lettre sous son oreiller.
Ma tendre chérie,
Vous ne devez jamais mourir. Vous êtes un ange. Les anges ne meurent jamais.
Voyez comme je ne suis jamais loin de vous. Séchez vos larmes, je vous en supplie. Je ne supporte pas de vous savoir triste.
Je vous embrasse pour que s’atténue votre peine.
Cher amour,
Quelle surprise de trouver votre mot au moment de me coucher ! Je vous écris en cachette : le soir, nous n'avons pas le droit de veiller après le couvre-feu et les infirmières sont de vraies peaux de vache. Mais je ne pouvais pas résister : à peine ai-je lu vos lignes que je devais y répondre. Juste pour vous dire que je vous aime.
Je rêve de danser avec vous. Je suis certaine que vous dansez comme personne. J’aimerais vous demander de m’emmener au bal de l’été, mais je sais que vous ne voudrez pas. Vous direz que si l’on nous voit ensemble, nous serons perdus. Je pense que je ne serai pas encore sortie d’ici de toute façon. Mais pourquoi vivre, si on ne peut aimer ? C’est la question que je me suis posée lorsque j’ai fait ce que j’ai fait.
Je suis éternellement vôtre.
Mon merveilleux ange,
Un jour, nous danserons. Je vous le promets. Un jour viendra où l’amour vaincra et où nous pourrons nous aimer au grand jour. Et nous danserons, nous danserons sur les plages. La plage, comme au premier jour. Vous êtes tellement belle lorsque vous êtes sur la plage.
Guérissez vite ! Un jour nous danserons, sur les plages.
Cher amour,
Danser sur les plages. Je ne rêve que de ça.
Dites-moi qu'un jour vous m’emmènerez danser sur les plages, juste vous et moi…
18.
Martha’s Vineyard
(Massachusetts, fin juillet 1975)
“Dans notre société, Marcus, les hommes que l’on admire le plus sont ceux qui bâtissent des ponts, des gratte-ciel et des empires. Mais en réalité, les plus fiers et les plus admirables sont ceux qui arrivent à bâtir l’amour. Car il n’est pas de plus grande et de plus difficile entreprise.”
Elle dansait sur la plage. Elle jouait avec les vagues et courait sur le sable, les cheveux au vent ; elle riait, elle était tellement heureuse de vivre. De la terrasse de l’hôtel, Harry la contempla un instant, puis il se replongea dans les feuillets qui recouvraient la table où il était installé. Il écrivait vite, et bien. Depuis qu’ils étaient arrivés ici, il avait déjà écrit plusieurs dizaines de pages, il avançait à un rythme frénétique. C’était grâce à elle. Nola, Nola chérie, sa vie, son inspiration. N-O-L-A. Il écrivait son grand roman enfin. Un roman d’amour.
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