— Donc il n’y a aucun moyen de savoir ?
— Hormis le registre, les seuls éléments que nous conservons sont les adresses e-mail de notre newsletter. Seriez-vous intéressé à recevoir notre newsletter ?
— Non merci. Mais j’aimerais visiter la chambre 8 si c’est possible.
— Vous ne pouvez pas visiter. Mais elle est libre. Voulez-vous la louer pour la nuit ? C’est cent dollars.
— Votre panneau indique que toutes les chambres sont à soixante-quinze dollars. Vous savez quoi, je vais vous filer vingt dollars, vous allez me montrer cette chambre et tout le monde sera content.
— Vous êtes dur en affaires. Mais j’accepte.
La chambre 8 se situait au premier étage. C’était une chambre tout ce qu’il y a de plus de commun, avec un lit, un mini-bar, une télévision, un petit bureau et une salle de bains.
— Pourquoi cette chambre vous intéresse-t-elle tant ? demanda l’employé.
— C’est compliqué. Un ami me dit qu’il y a passé une nuit, il y a trente ans. Si c’est vrai, ça veut dire qu’il est innocent de ce dont on l’accuse.
— Et de quoi l’accuse-t-on ?
Je ne répondis pas à la question et interrogeai encore :
— Pourquoi appeler cet endroit le Sea Side Motel ? Il n’y a même pas de vue sur la mer.
— Non, mais un sentier va jusqu’à la plage, à travers la forêt. C’est écrit dans le prospectus. Mais les clients s’en moquent pas mal : ceux qui s’arrêtent ici ne vont pas à la plage.
— Vous voulez dire que, par exemple, on pourrait longer le bord de mer depuis Aurora, traverser la forêt et arriver ici.
— Techniquement, oui.
Je passai le reste de ma journée à la bibliothèque municipale, à consulter les archives et essayer de reconstituer le fil du passé. À cet exercice, Erne Pinkas me fut d’un grand secours : il ne compta pas son temps pour m’aider dans mes recherches.
D’après les journaux d’époque, personne n’avait rien vu d’étrange le jour de la disparition : ni Nola qui s’enfuyait, ni un rôdeur à proximité de la maison. Aux yeux de tous, cette disparition restait un grand mystère, que le meurtre de Deborah Cooper épaississait encore un peu plus. Néanmoins, certains témoins — des voisins pour l’essentiel — avaient fait état de bruits et de cris dans la maison des Kellergan ce jour-là, tandis que d’autres avaient rapporté qu’en fait de bruits il s’agissait de la musique que le révérend écoutait particulièrement fort, comme il le faisait souvent. Les investigations de l’ Aurora Star indiquaient que le père Kellergan bricolait dans son garage et qu’il écoutait toujours de la musique en travaillant. Il élevait suffisamment le volume pour couvrir le bruit de ses outils, estimant que de la bonne musique, même jouée trop fort, était toujours préférable au son des marteaux. Mais si sa fille avait appelé au secours, il aurait pu ne rien entendre. D’après Pinkas, le père Kellergan s’en voulait toujours d’avoir mis cette musique aussi fort : il n’avait jamais quitté la maison familiale de Terrace Avenue, dans laquelle il vivait reclus, se repassant en boucle ce même disque, à en devenir sourd, comme pour se punir. Des deux parents Kellergan, il ne restait aujourd’hui plus que lui. La mère, Louisa, était morte il y a longtemps. Apparemment, le soir où l’on avait appris que c’était bien le corps de la petite Nola qui avait été déterré, des journalistes étaient venus assaillir le vieux David Kellergan chez lui. « C’était une scène d’une telle tristesse, me dit Pinkas. Il a dit quelque chose de ce genre : Alors elle est morte… J’avais économisé depuis tout ce temps pour qu’elle puisse aller à l’université. Et figure-toi que le lendemain, cinq fausses Nola se sont présentées à sa porte. Pour le pognon. Le pauvre en était complètement déboussolé. On vit vraiment à une époque dingue : l’humanité a le cœur plein de merde, Marcus. Voilà mon avis. »
— Et le père, il faisait souvent ça, mettre la musique à fond ? demandai-je.
— Oui, tout le temps. Tu sais, à propos de Harry… J’ai croisé la mère Quinn hier, en ville…
— La mère Quinn ?
— Oui, c’est l’ancienne propriétaire du Clark’s. Elle raconte à qui veut l’entendre qu’elle savait depuis toujours que Harry avait des vues sur Nola… Elle dit qu’elle avait une preuve irréfutable à l’époque.
— Quel genre de preuve ? demandai-je.
— J’en sais rien. T’as des nouvelles de Harry ?
— Je vais aller le voir demain.
— Salue-le de ma part.
— Rends-lui visite, si tu veux. Ça lui fera plaisir.
— Je suis pas trop sûr de le vouloir.
Je savais que Pinkas, soixante-quinze ans, retraité d’une usine de textile de Concord, qui n’avait pas fait d’études et regrettait de n’avoir jamais pu assouvir sa passion pour les livres en dehors de sa fonction de bibliothécaire bénévole, vouait une gratitude éternelle à Harry depuis que celui-ci lui avait permis de suivre librement des cours de littérature à l’université de Burrows. Je l’avais donc toujours considéré comme l’un de ses plus fidèles soutiens, mais voilà que même lui préférait désormais prendre ses distances avec Harry.
— Tu sais, me dit-il, Nola était une fille tellement spéciale, douce, gentille avec tout le monde. Tout le monde l’aimait ici ! C’était comme notre fille à nous tous. Alors comment Harry a-t-il pu… Je veux dire, même s’il ne l’a pas tuée, il lui a écrit ce livre ! Enfin, merde ! Elle avait quinze ans ! C’était une gosse ! L’aimer au point de lui faire un livre ? Un livre d’amour ! Moi j’ai été marié avec ma femme pendant cinquante ans et j’ai jamais eu besoin de lui écrire un livre.
— Mais ce livre est un chef-d’œuvre.
— Ce livre, c’est le Diable. C’est un livre de perversion. D’ailleurs j’ai jeté les exemplaires qu’on avait ici. Les gens sont trop bouleversés.
Je soupirai mais ne répondis rien. Je ne voulais pas me disputer avec lui. Je demandai simplement :
— Erne, est-ce que je peux faire envoyer un paquet ici, à la bibliothèque ?
— Un paquet ? Bien sûr. Pourquoi ?
— J’ai demandé à ma femme de ménage de récupérer un objet important chez moi et de me l’envoyer par Fedex. Mais j’aime mieux qu’il soit livré ici : je ne suis pas souvent à Goose Cove et la boîte aux lettres déborde de courriers infects que je ne relève même plus… Au moins, ici, je suis sûr qu’il arrivera.
La boîte aux lettres de Goose Cove résumait bien l’état de la réputation de Harry : l’Amérique tout entière, après l’avoir admiré, le conspuait et le couvrait de lettres d’insultes. Le plus grand scandale de l’histoire de l’édition était en marche : Les Origines du mal avait d’ores et déjà disparu des rayons des librairies et des programmes scolaires, le Boston Globe avait unilatéralement mis un terme à leur collaboration ; quant au conseil d’administration de l’université de Burrows, il avait décidé de le démettre de ses fonctions avec effet immédiat. Désormais les journaux ne se gênaient plus pour le décrire comme un prédateur sexuel ; il était l’objet de tous les débats et de toutes les conversations. Roy Barnaski, flairant là une opportunité commerciale à ne manquer sous aucun prétexte, voulait absolument sortir un livre sur cette affaire. Et comme Douglas n’arrivait pas à me convaincre, il finit par me téléphoner en personne pour me donner une petite leçon d’économie de marché :
— Le public veut ce livre, m’expliqua-t-il. Écoutez-moi ça, il y a même des fans en bas de notre building qui scandent votre nom.
Il brancha le haut-parleur et fit un signe à ses assistantes qui s’époumonèrent : Gold-man ! Gold-man ! Gold-man !
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