C’était un homme massif à l’air peu commode ; un Afro-Américain avec des mains comme des battoirs, dont le blazer trop étroit trahissait un physique puissant et trapu. La première fois que je le vis, il pointa sur moi un revolver. Ce fut d’ailleurs la première personne à m’avoir jamais menacé avec une arme. Il entra dans ma vie le mercredi 18 juin 2008, jour où débuta véritablement mon enquête sur les assassinats de Nola Kellergan et Deborah Cooper. Ce matin-là, après presque quarante-huit heures à Goose Cove, je décidai qu’il était temps pour moi d’affronter le trou béant qui avait été creusé à vingt mètres de la maison et que je m’étais contenté d’observer de loin jusqu’ici. Après m’être faufilé sous les banderoles de police, j’inspectai longuement ce terrain que je connaissais bien. Goose Cove était entouré par la plage et la forêt côtière et il n’y avait ni barrière, ni interdiction de passage pour délimiter la propriété. N’importe qui pouvait aller et venir et il n’était d’ailleurs pas rare d’apercevoir des promeneurs longeant la plage ou traversant les bois proches. Le trou se situait sur une parcelle herbeuse dominant l’océan, entre la terrasse et la forêt. En arrivant devant, des milliers de questions se mirent à bouillonner dans ma tête, et notamment celle de savoir combien d’heures j’avais passé sur cette terrasse, dans le bureau de Harry, alors que le cadavre de cette fille dormait sous terre. Je pris des photos et même quelques vidéos avec mon téléphone portable, essayant d’imaginer le corps décomposé, tel que la police avait dû le trouver. Obnubilé par la scène de crime, je ne sentis pas la présence menaçante derrière moi. C’est en me retournant pour filmer la distance avec la terrasse que je vis qu’il y avait un homme, à quelques mètres de moi, qui me visait avec un revolver. Je hurlai :
— Ne tirez pas ! Ne tirez pas, bon sang ! Je suis Marcus Goldman ! Écrivain !
Il abaissa aussitôt son arme.
— C’est vous Marcus Goldman ?
Il rangea son pistolet dans un étui accroché à sa ceinture, et je remarquai qu’il portait un badge.
— Vous êtes flic ? demandai-je.
— Sergent Perry Gahalowood. Brigade criminelle de la police d’État. Qu’est-ce que vous fabriquez ici ? C’est une scène de crime.
— Vous faites ça souvent, braquer les gens avec votre pétoire ? Et si j’étais de la police fédérale ? Vous auriez eu l’air malin, ha ! Je vous aurais fait virer sur-le-champ.
Il éclata de rire.
— Vous ? Un flic ? Ça fait dix minutes que je vous observe, à marcher sur la pointe des pieds pour ne pas salir vos mocassins. Et les fédéraux ne poussent pas de cris lorsqu’ils voient une arme. Ils sortent la leur et tirent sur tout ce qui bouge.
— J’ai cru que vous étiez un bandit.
— Parce que je suis noir ?
— Non, parce que vous avez une tête de bandit. C’est une cravate indienne que vous portez ?
— Oui.
— Complètement démodé.
— Allez-vous me dire ce que vous foutez ici ?
— J’habite ici.
— Comment ça, vous habitez ici ?
— Je suis un ami de Harry Quebert. Il m’a demandé de m’occuper de la maison pendant son absence.
— Vous êtes complètement fou ! Harry Quebert est accusé d’un double meurtre, sa maison a été perquisitionnée et est interdite d’accès ! Je vous embarque, mon vieux.
— Vous n’avez pas mis de scellés sur la maison.
Il resta perplexe un instant, puis il répondit :
— J’ai pas pensé qu’un écrivain du dimanche viendrait squatter.
— Il fallait penser. Même si c’est un exercice difficile pour un policier.
— Je vous embarque quand même.
— Vide juridique ! m’écriai-je. Pas de scellés, pas d’interdiction ! Je reste ici. Sinon, je vous traîne devant la Cour suprême et je vous poursuis pour m’avoir menacé avec votre pétoire. Je vais demander des millions de dommages et intérêts. J’ai tout filmé.
— C’est un coup de Roth, hein ? soupira Gahalowood.
— Oui.
— Pffff. Quel diable. Il enverrait sa propre mère sur la chaise électrique si ça pouvait disculper un de ses clients.
— Vide juridique, sergent. Vide juridique. J’espère que vous ne m’en voulez pas.
— Si. Mais de toute façon la maison ne nous intéresse plus. Par contre, je vous interdis de remettre les pieds au-delà des banderoles de police. Vous ne savez pas lire ? Il est écrit SCÈNE DE CRIME — NE PAS FRANCHIR.
Ayant retrouvé de ma superbe, j’époussetai ma chemise et fis quelques pas en direction du trou.
— Figurez-vous, sergent, que j’enquête moi aussi, expliquai-je très sérieusement. Dites-moi plutôt ce que vous savez sur l’affaire.
Il pouffa encore.
— Non mais je rêve : vous enquêtez ? En voilà une nouvelle. Vous me devez quinze dollars, d’ailleurs.
— Quinze dollars ? Et pourquoi ça ?
— C’est ce que m’a coûté votre bouquin. Je l’ai lu l’année passée. Très mauvais bouquin. Sans doute le plus mauvais que j’aie lu de toute ma vie. J’aimerais être remboursé.
Je le regardai droit dans les yeux et lui dis :
— Allez vous faire voir, sergent.
Et comme j’avançais encore sans regarder où j’allais, je tombai dans le trou. Et je me mis à hurler de nouveau parce que j’étais là où Nola était morte.
— Mais vous êtes pas possible ! cria Gahalowood depuis le haut du talus de terre.
Il me tendit la main et m’aida à remonter. Nous allâmes nous asseoir sur la terrasse et je lui donnai son argent. Je n’avais qu’un billet de cinquante.
— Vous avez la monnaie ? demandai-je.
— Non.
— Gardez tout.
— Merci, l’écrivain.
— Je ne suis plus écrivain.
J’allais vite comprendre que le sergent Gahalowood était un homme bourru doublé d’une tête de mule. Néanmoins, après quelques supplications, il me raconta que le jour de la découverte, il était de permanence et qu’il avait été l’un des premiers autour du trou.
— Il y avait des restes humains, et un sac en cuir. Un sac frappé à l’intérieur du nom de Nola Kellergan. Je l’ai ouvert, il y avait un manuscrit, en relativement bon état. J’imagine que le cuir a conservé le papier.
— Comment avez-vous su que ce manuscrit était celui de Harry Quebert ?
— Sur le moment, je l’ignorais. Je le lui ai montré en salle d’interrogatoire et il l’a aussitôt reconnu. J’ai contrôlé le texte ensuite, évidemment. Il correspond mot pour mot à son bouquin, Les Origines du mal, publié en 1976, moins d’une année après le drame. Drôle de coïncidence, non ?
— Le fait qu’il ait écrit un livre sur Nola ne prouve pas qu’il l’ait tuée. Il dit que ce manuscrit avait disparu, et qu’il arrivait que Nola s’en empare.
— On a retrouvé le cadavre de la gamine dans son jardin. Avec le manuscrit de son bouquin. Apportez-moi la preuve de son innocence, l’écrivain, et peut-être que je changerai d’avis.
— J’aimerais voir ce manuscrit.
— Impossible. Pièce à conviction.
— Mais je vous ai dit que j’enquêtais aussi, insistai-je.
— Votre enquête ne m’intéresse pas, l’écrivain. Vous aurez accès au dossier aussitôt que Quebert sera passé devant le Grand Jury.
Je voulus montrer que je n’étais pas un amateur et que moi aussi, j’avais une certaine connaissance de l’affaire.
— J’ai parlé avec Travis Dawn, l’actuel chef de la police d’Aurora. Apparemment, au moment de la disparition de Nola, ils avaient une piste : le conducteur d’une Chevrolet Monte Carlo noire.
— Je suis au courant, répliqua Gahalowood. Et devinez quoi, Sherlock Holmes : Harry Quebert avait une Chevrolet Monte Carlo noire.
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