À ces mots, il inscrivit, sur sa serviette, une adresse à Lowell, Massachusetts, qui se trouvait à une heure de route. Il me dit que c’était un club de boxe et qu’on y organisait tous les jeudis soir des combats ouverts à tous. Et il s’en alla en me laissant payer l’addition.
Le lundi d’après, il n’y eut pas de Quebert à la salle de boxe, ni le lundi suivant. Dans l’amphithéâtre, il me donna du Monsieur et se montra dédaigneux. Finalement, je me décidai à aller le trouver à l’issue de l’un de ses cours.
— Vous ne venez plus à la salle ? lui demandai-je.
— Je vous aime bien, Marcus, mais comme je vous l’ai déjà dit, je crois que vous êtes un petit pleurnichard doublé d’un prétentieux, et mon temps est trop précieux pour le gaspiller avec vous. Vous n’êtes pas à votre place à Burrows et je n’ai rien à faire en votre compagnie.
C’est ainsi que le jeudi suivant, furieux, j’empruntai la voiture de Jared et me rendis à la salle de boxe que Harry m’avait indiquée. C’était un vaste hangar, en pleine zone industrielle. Un endroit effrayant, avec beaucoup de monde à l’intérieur, l’air empestait la sueur et le sang. Sur le ring central, un combat d’une rare violence faisait rage, et les nombreux spectateurs agglutinés jusque contre les cordes poussaient des hurlements de bêtes. J’avais peur, j’avais envie de fuir, de m’avouer vaincu, mais je n’en eus même pas l’occasion : un Noir colossal, dont j’appris qu’il était le propriétaire de la salle, se pointa devant moi. « C’est pour boxer, whitey ? » me demanda-t-il. Je répondis que oui et il m’envoya me changer dans le vestiaire. Un quart d’heure plus tard, j’étais sur le ring, face à lui, pour un combat en deux rounds.
Je me souviendrai toute ma vie de la dérouillée qu’il m’infligea ce soir-là, tant je crus que j’allais mourir. Je me fis littéralement massacrer, sous les vivats sauvages de la salle enchantée de voir le gentil petit étudiant blanc-bec venu de Newark se faire briser les pommettes. Malgré mon état, je mis un point d’honneur à tenir jusqu’au terme du temps réglementaire, question de fierté, attendant le coup de gong final pour m’écrouler au sol, K-O. Lorsque je rouvris les yeux, complètement sonné mais remerciant le Ciel de ne pas être mort, je vis Harry penché au-dessus de moi, avec une éponge et de l’eau.
— Harry ? Qu’est-ce que vous faites ici ?
Il me tamponna délicatement le visage. Il souriait.
— Mon petit Marcus, vous avez une paire de couilles qui dépasse l’entendement : ce type doit faire soixante livres de plus que vous… Vous avez livré un combat magnifique. Je suis très fier de vous.
J’essayai de me relever, il m’en dissuada.
— Ne bougez pas comme ça, je crois que vous avez le nez cassé. Vous êtes un type bien, Marcus. Je m’en doutais mais vous venez de me le prouver. En livrant ce combat, vous venez de me prouver que les espoirs que je fonde en vous depuis le jour de notre rencontre ne sont pas vains. Vous venez de démontrer que vous êtes capable de vous affronter vous-même et de vous dépasser. Désormais, nous allons pouvoir devenir amis. Je voulais vous dire : vous êtes la personne la plus brillante que j’aie rencontrée ces dernières années et il ne fait aucun doute que vous deviendrez un grand écrivain. Je vous y aiderai.
*
C’est donc après l’épisode de la raclée monumentale de Lowell que notre amitié débuta véritablement et que Harry Quebert, mon professeur de littérature la journée, devint Harry tout court, mon partenaire de boxe le lundi soir, et mon ami et mon maître certains après-midi de congé où il m’apprenait à devenir un écrivain. Cette dernière activité avait lieu en règle générale les samedis. Nous nous retrouvions dans un diner proche du campus, et, installés à une grande table où nous pouvions étaler livres et feuillets, il relisait mes textes et me donnait des conseils, m’incitant à toujours recommencer, à ne jamais cesser de repenser mes phrases. « Un texte n’est jamais bon, me disait-il. Il y a simplement un moment où il est moins mauvais qu’avant. » Entre nos rendez-vous, je passais des heures, dans ma chambre, à travailler et retravailler encore mes textes. Et c’est ainsi que moi qui avais toujours survolé la vie avec une certaine aisance, moi qui avais toujours su tromper le monde, je tombai sur un os, mais quel os ! Harry Quebert en personne, qui fut la première et la seule personne à me confronter à moi-même.
Harry ne se contenta pas de m’apprendre à écrire : il m’apprit à m’ouvrir l’esprit. Il m’emmena au théâtre, à des expositions, au cinéma. À l’Opéra de Boston aussi ; il disait qu’un opéra bien chanté pouvait le faire pleurer. Il considérait que lui et moi, nous nous ressemblions beaucoup, et il me racontait souvent sa vie passée d’écrivain. Il disait que l’écriture avait changé sa vie et que cela s’était passé dans le milieu des années 1970. Je me rappelle qu’un jour où nous nous rendions près de Teenethridge pour écouter une chorale de retraités, il m’avait ouvert les tréfonds de sa mémoire. Il était né en 1941 à Benton, dans le New Jersey, d’une mère secrétaire et d’un père médecin dont il avait été le fils unique. Je crois qu’il avait été un enfant tout à fait heureux et qu’il n’y a pas grand-chose à raconter à propos de ses jeunes années. À mes yeux, son histoire commençait véritablement à la fin des années 1960 lorsque, après avoir terminé des études de lettres à l’université de New York, il trouva un emploi de prof de littérature dans un lycée du Queens. Mais il se sentit rapidement à l’étroit dans les salles de classe ; il n’avait qu’un seul rêve, qui l’habitait depuis toujours : celui d’écrire. En 1972, il publia un premier roman, dont il avait espéré beaucoup, mais qui n’avait rencontré qu’un succès très confidentiel. Il avait alors décidé de franchir une nouvelle étape. « Un jour, m’avait-il expliqué, j’ai sorti mes économies de la banque et je me suis lancé : je me suis dit qu’il était temps d’écrire un fichtrement bon bouquin, et je me suis mis à la recherche d’une maison sur la côte pour pouvoir passer quelques mois tranquilles et travailler en paix. J’ai trouvé une maison, à Aurora : j’ai immédiatement su que c’était la bonne. J’ai quitté New York à la fin mai 1975 et je me suis installé dans le New Hampshire, pour ne plus jamais en repartir. Car le livre que j’écrivis cet été-là m’ouvrit les portes de la gloire : eh oui, Marcus, c’est cette année-là, en m’installant à Aurora, que j’écrivis Les Origines du Mal. Avec les droits j’ai racheté la maison, et j’y vis toujours. C’est un endroit sensationnel, vous verrez, il faudra que vous veniez à l’occasion… »
Je me rendis pour la première fois à Aurora au début janvier 2000, pendant les vacances universitaires de Noël. À ce moment-là, il y avait environ un an et demi que Harry et moi nous connaissions. Je me souviens que j’étais venu avec du vin pour lui et des fleurs pour sa femme. Harry, en voyant l’immense bouquet, me regarda avec un drôle d’air et me dit :
— Des fleurs ? Voilà qui est intéressant, Marcus. Avez-vous des confidences à me faire ?
— C’est pour votre femme.
— Ma femme ? Mais je ne suis pas marié.
Je réalisai alors que depuis tout ce temps que nous nous fréquentions, nous n’avions jamais parlé de sa vie intime : il n’y avait pas de Madame Harry Quebert. Il n’y avait pas de famille Harry Quebert. Il n’y avait que Quebert. Quebert tout seul. Quebert qui s’emmerdait chez lui au point de se lier d’amitié avec l’un de ses étudiants. Je compris cela surtout à cause de son frigidaire : peu après mon arrivée, alors que nous étions installés dans le salon, une pièce magnifique aux murs tapissés de boiseries et de bibliothèques, Harry me demanda si je voulais quelque chose à boire.
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