— Alors tu penses qu’elle était à bord ?
— Maintenant qu’on a retrouvé son corps à deux miles d’ici, je dirais que c’est certain.
— Et tu penses aussi que c’était Harry qui conduisait cette Chevrolet noire, hein ?
Il haussa les épaules.
— Disons simplement qu’au vu des récents événements, je ne vois pas qui ça pourrait être d’autre.
L’ancien chef de la police Gareth Pratt, que j’allai trouver le même jour, semblait être du même avis que son adjoint de l’époque quant à la culpabilité de Harry. Il me reçut sous son porche, en pantalons de golf. Sa femme, Amy, après nous avoir servi à boire, fit semblant de s’occuper des bacs de plantes ornant sa marquise pour écouter notre conversation, ce dont elle ne se cachait pas puisqu’elle commentait ce que disait son mari.
— Je vous ai déjà vu, non ? me demanda Pratt.
— Oui, je viens souvent à Aurora.
— C’est ce gentil jeune homme qui a écrit ce livre, lui indiqua sa femme.
— Vous êtes pas ce type qui a écrit un livre ? répéta-t-il.
— Si, répondis-je. Entre autres.
— Gareth, je viens de te le dire, coupa Amy.
— Ma chérie, ne nous interromps pas, s’il te plaît : c’est moi qui reçois du monde, merci beaucoup. Alors, Monsieur Goldman, qu’est-ce qui me vaut le plaisir de votre visite ?
— À vrai dire, j’essaie de répondre à quelques questions que je me pose à propos de l’assassinat de Nola Kellergan. J’ai parlé avec Travis Dawn qui m’a indiqué que vous aviez déjà des soupçons sur Harry à l’époque.
— C’est vrai.
— Sur quelle base ?
— Quelques éléments nous avaient mis la puce à l’oreille. Notamment la tournure de la poursuite : elle impliquait que le meurtrier soit un type du coin. Il fallait connaître parfaitement la région pour parvenir à disparaître comme ça alors que toutes les polices du comté étaient sur les dents. Et puis il y avait cette Monte Carlo noire. Vous vous en doutez, on a fait la liste de tous les propriétaires de ce modèle habitant dans la région : le seul parmi eux à ne pas avoir d’alibi était Quebert.
— Pourtant, vous n’avez finalement pas suivi la piste Harry Quebert.
— Non, parce que hormis cette histoire de voiture, nous n’avions aucun véritable élément à charge contre lui. On l’a d’ailleurs très rapidement écarté de notre liste de suspects. La découverte du corps de cette pauvre petite dans son jardin prouve que nous avons eu tort. C’est fou, j’ai toujours eu tellement de sympathie pour ce type… Au fond, peut-être que ça a faussé mon jugement. Il a toujours été tellement charmant, amical, convaincant… Je veux dire, vous-même, Monsieur Goldman, qui, si j’ai bien compris, le connaissez bien : maintenant que vous savez pour la gamine dans le jardin, vous ne repensez pas à quelque chose qu’il aurait fait ou dit un jour et qui aurait pu éveiller en vous le moindre soupçon ?
— Non, Chef. Rien dont je me souvienne.
De retour à Goose Cove, je vis, au-delà des banderoles de police, les plants d’hortensias qui se mouraient au bord du trou, toutes racines dehors. Je me rendis alors dans la petite annexe qui servait de garage et j’y dénichai une bêche. Puis, pénétrant dans la zone interdite, je creusai dans un carré de terre molle, face à l’océan, et j’y plantai les fleurs.
*
30 août 2002
— Harry ?
Il était six heures matin. Il était sur la terrasse de Goose Cove, une tasse de café à la main. Il se retourna.
— Marcus ? Vous en sueur… Ne me dites pas que vous êtes déjà allé courir ?
— Si. J’ai fait mes huit miles.
— À quelle heure vous êtes-vous levé ?
— Tôt. Vous vous souvenez, il y a deux ans, quand j’ai commencé à venir ici et que vous me forciez à me lever à l’aube ? J’ai pris le pli désormais. Je me lève tôt, pour que le monde m’appartienne. Et vous, que faites-vous dehors ?
— J’observe, Marcus.
— Qu’observez-vous ?
— Vous voyez ce petit coin d’herbe coincé entre les pins et qui domine la plage ? Il y a longtemps que je veux en faire quelque chose. C’est la seule parcelle de la propriété qui soit plane et utilisable pour aménager un petit jardin. Je voudrais me créer un joli petit endroit, avec deux bancs, une table en fer et tout autour des hortensias. Beaucoup d’hortensias.
— Pourquoi les hortensias ?
— J’ai connu quelqu’un qui aimait ça. Je voudrais avoir des massifs d’hortensias pour me souvenir d’elle toujours.
— C’est quelqu’un que vous avez aimé ?
— Oui.
— Vous avez l’air triste, Harry.
— N’y prêtez pas attention.
— Harry, pourquoi ne me parlez-vous jamais de votre vie amoureuse ?
— Parce qu’il n’y a rien à en dire. Regardez plutôt, regardez bien. Ou plutôt fermez les yeux ! Oui, fermez-les bien pour qu’aucune lumière ne traverse vos paupières. Vous voyez ? Il y a ce chemin pavé qui part de la terrasse et conduit jusqu’aux hortensias. Et il y a ces deux petits bancs, desquels on peut voir à la fois l’océan et les fleurs magnifiques. Que peut-il y avoir de mieux que de voir l’océan et les hortensias ? Il y a même un petit bassin, avec une fontaine en forme de statue au milieu. Et s’il est assez grand, je mettrai des carpes japonaises multicolores dedans.
— Des poissons ? Ils ne tiendront pas une heure, les mouettes les boufferont.
Il sourit.
— Les mouettes ont le droit de faire ce qu’elles veulent ici, Marcus. Mais vous avez raison : je ne mettrai pas de carpes dans le bassin. Allez prendre une bonne douche chaude, voulez-vous. Avant que vous n’attrapiez la mort ou je ne sais pas quelle autre saloperie qui fera penser à vos parents que je m’occupe mal de vous. Moi, je vais préparer le petit déjeuner. Marcus…
— Oui, Harry ?
— Si j’avais eu un fils…
— Je sais, Harry. Je sais.
*
Le matin du jeudi 19 juin 2008, je me rendis au Sea Side Motel. Sa localisation était très simple : depuis Side Creek Lane, on continuait tout droit sur la route 1 pendant quatre miles, en direction du nord, et on ne pouvait pas alors rater cet immense panneau en bois qui indiquait :
SEA SIDE MOTEL & RESTAURANT
DEPUIS 1960
Le lieu où Harry avait attendu Nola existait depuis toujours ; j’étais certainement passé devant des centaines de fois mais je n’y avais jamais prêté la moindre attention — et d’ailleurs quelles raisons aurais-je eues de le faire jusqu’à ce jour ? C’était un bâtiment en bois, surmonté d’un toit rouge et entouré par une roseraie ; la forêt se dressait juste derrière. Toutes les chambres du rez-de-chaussée donnaient directement sur le parking ; on accédait à celles de l’étage par un escalier extérieur.
D’après l’employé de la réception que j’interrogeai, l’établissement n’avait guère changé depuis sa construction, si ce n’est que les chambres avaient été modernisées et qu’un restaurant avait été accolé au corps du bâtiment. Pour preuve de ce qu’il avançait, il me ressortit le livre souvenir des quarante ans du motel, confirmant ses dires en me montrant des photos d’époque.
— Pourquoi vous intéressez-vous tant à cet endroit ? finit-il par me demander.
— Parce que je suis à la recherche d’un renseignement très important, lui dis-je.
— Je vous écoute.
— Je voudrais savoir si quelqu’un a dormi ici, dans la chambre 8, la nuit du samedi 30 août au dimanche 31 août 1975.
Il éclata de rire.
— 1975 ? Vous êtes sérieux ? Depuis qu’on garde les registres sur informatique, on peut remonter à deux ans, maximum. Je peux vous dire qui dormait là le 30 août 2006, si vous voulez. Enfin, techniquement, parce que ce sont des informations que je n’ai pas le droit de vous révéler, évidemment.
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