— Vous aviez un suspect à l’époque ?
Il hésita un instant, puis il me dit :
— Ça n’a jamais été officiel, mais… il y avait Harry. On avait nos raisons. Je veux dire : trois mois après son arrivée à Aurora, la petite Kellergan disparaissait. Étrange coïncidence, non ? Et surtout quelle voiture conduisait-il à cette époque ? Une Chevrolet Monte Carlo noire. Mais les éléments contre lui n’étaient pas suffisants. Au fond, ce manuscrit est la preuve que nous recherchions il y a trente-trois ans.
— Je n’y crois pas, pas Harry. Et puis, pourquoi aurait-il laissé une preuve aussi compromettante avec le corps ? Et pourquoi aurait-il envoyé des jardiniers creuser là où il aurait enterré un cadavre ? Ça ne tient pas la route.
Travis haussa les épaules :
— Crois-en mon expérience de flic : on ne sait jamais de quoi les gens sont capables. Surtout ceux qu’on croit bien connaître.
À ces mots, il se leva et me salua gentiment. « Si je peux faire quoi que ce soit pour toi, n’hésite pas », me dit-il avant de s’en aller. Pinkas, qui avait suivi la conversation sans intervenir, répéta, incrédule : « Ça alors… J’avais jamais su que la police avait soupçonné Harry… » Je ne répondis rien. Je me contentai d’arracher la première page du journal pour l’emporter avec moi et, bien qu’il fût encore tôt, je partis pour Concord.
*
La prison d’État pour hommes du New Hampshire se trouve au 281 North State Street, au nord de la ville de Concord. Pour s’y rendre depuis Aurora, il suffit de sortir de l’autoroute 93 après le centre commercial Capitol, de prendre North Street à l’angle du Holiday Inn et de continuer tout droit pendant une dizaine de minutes. Après avoir passé le cimetière de Blossom Hill et un petit lac en forme de fer à cheval près du fleuve, on longe des rangées de grillages et de barbelés qui ne laissent pas de doute sur l’endroit ; un panneau officiel annonce la prison peu après, et l’on aperçoit alors des bâtiments austères en briques rouges protégés par un épais mur d’enceinte, puis les grilles de l’entrée principale. Juste en face, de l’autre côté de la route, on trouve un concessionnaire automobile.
Roth m’attendait sur le parking, fumant un cigare bon marché. Il avait l’air serein. Pour toute salutation, il me gratifia d’une tape sur l’épaule comme si nous étions de vieux amis.
— Première fois en prison ? me demanda-t-il.
— Oui.
— Tâchez d’être relax.
— Qui vous dit que je ne le suis pas ?
Il avisa une meute de journalistes qui faisaient le pied de grue à proximité.
— Ils sont partout, me dit-il. Surtout, ne répondez pas à leurs sollicitations. Ce sont des charognards, Goldman. Ils vont vous harceler jusqu’à ce que vous leur lâchiez quelques infos bien croustillantes. Vous devez être solide et rester muet. Le moindre de vos propos, mal interprété, pourrait se retourner contre nous et mettre à mal ma stratégie de défense.
— Quelle est votre stratégie ?
Il me regarda avec un air très sérieux :
— Tout nier.
— Tout nier ? répétai-je.
— Tout. Leur relation, le kidnapping, les meurtres. On va plaider non coupable, je vais faire acquitter Harry et je compte bien réclamer des millions en dommages et intérêts à l’État du New Hampshire.
— Que faites-vous du manuscrit que la police a retrouvé avec le corps ? Et des aveux de Harry à propos de sa relation avec Nola ?
— Ce manuscrit ne prouve rien ! Écrire n’est pas tuer. Et puis, Harry l’a dit et son explication tient la route : Nola avait emporté le manuscrit avant sa disparition. Quant à leur amourette, c’était un peu de passion. Rien de bien méchant. Rien de criminel. Vous verrez, le procureur ne pourra rien prouver.
— J’ai parlé au chef adjoint de la police d’Aurora, Travis Dawn. Il dit que Harry avait été suspecté à l’époque.
— Connerie ! me dit Roth qui devenait facilement grossier lorsqu’il était contrarié.
— Apparemment, à l’époque, le suspect conduisait une Chevrolet Monte Carlo noire. Travis dit que c’est justement le modèle que possédait Harry.
— Double connerie ! surenchérit Roth. Mais utile de le savoir. Bon boulot, Goldman, voici le genre d’info dont j’ai besoin. D’ailleurs, vous qui connaissez tous les péquenauds qui peuplent Aurora, interrogez-les un peu afin de savoir déjà quelles salades ils comptent servir aux jurés s’ils sont cités comme témoins pendant le procès. Et tâchez de découvrir aussi qui boit trop et qui tape sa femme : un témoin qui boit ou qui tape sa femme n’est pas un témoin crédible.
— C’est assez dégueulasse comme technique, non ?
— La guerre, c’est la guerre, Goldman. Bush a menti à la nation pour attaquer l’Irak, mais c’était nécessaire : regardez, on a botté le cul de Saddam, on a libéré les Irakiens et depuis, le monde se porte beaucoup mieux.
— La majorité des Américains est opposée à cette guerre. Elle n’a été qu’un désastre.
Il eut un air déçu :
— Oh non, dit-il, j’en étais sûr.
— Quoi ?
— Vous allez voter démocrate, Goldman ?
— Évidemment que je vais voter démocrate.
— Vous allez voir, ils vont coller des impôts mirobolants aux richards dans votre genre. Et après ça, il sera trop tard pour pleurer. Pour gouverner l’Amérique, il faut des couilles. Et les éléphants ont des plus grosses couilles que les ânes, c’est comme ça, c’est génétique.
— Vous êtes édifiant, Roth. De toute façon, les démocrates ont déjà gagné la présidentielle. Votre merveilleuse guerre a été suffisamment impopulaire pour faire pencher la balance.
Il eut un sourire narquois, presque incrédule :
— Enfin, ne me dites pas que vous y croyez ! Une femme et un Noir, Goldman ! Une femme et un Noir ! Allons, vous êtes un garçon intelligent, soyons un peu sérieux : qui élira une femme ou un Noir à la tête du pays ? Faites-en un bouquin. Un beau roman de science-fiction. Ce sera quoi la prochaine fois ? Une lesbienne portoricaine et un chef indien ?
À ma demande, après les formalités d’usage, Roth me laissa seul à seul un petit moment avec Harry dans la salle où il nous attendait. Il était assis devant une table en plastique, vêtu d’un uniforme de prisonnier, la mine défaite. Au moment où j’entrai dans la pièce, son visage s’illumina. Il se dressa et nous eûmes une longue accolade, avant de prendre place de part et d’autre de la table, muets. Finalement, il me dit :
— J’ai peur, Marcus.
— On va vous tirer de là, Harry.
— J’ai la télévision, vous savez. Je vois tout ce qui se dit. Je suis fini. Ma carrière est terminée. Ma vie est terminée. Ceci marque le début de ma chute : je crois que je suis en train de tomber.
— Il ne faut jamais avoir peur de tomber, Harry.
Il esquissa un sourire triste.
— Merci d’être venu.
— C’est ce que font les amis. Je me suis installé à Goose Cove, j’ai nourri les mouettes.
— Vous savez, si vous voulez rentrer à New York, je comprendrai très bien.
— Je ne vais nulle part. Roth est un drôle d’oiseau mais il a l’air de savoir ce qu’il fait : il dit que vous serez acquitté. Je vais rester ici, je vais l’aider. Je ferai ce qu’il faut pour découvrir la vérité et je laverai votre honneur.
— Et votre nouveau roman ? Votre éditeur l’attend pour la fin du mois, non ?
Je baissai la tête.
— Il n’y a pas de roman. Je n’ai plus d’idées.
— Comment ça, plus d’idées ?
Je ne répondis pas et changeai de sujet de conversation en sortant de ma poche la page de journal ramassée au Clark’s quelques heures plus tôt.
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